Où est encore passé ma gomme ?

 



– Où est encore passée ma gomme ?

Alban remuait vainement sa trousse. Il emprunta finalement la gomme du garçon assis à côté de lui, et en profita pour couler un regard vers Salomé, à une table de là. Durant les minutes suivantes, des idées de choses formidables à faire avec Salomé encombrèrent ses pensées.

C’était presque tout le temps comme ça. Alban était un collégien en pleine puberté et il regardait tout le temps les filles de l’école qui étaient en pleine puberté, et qui étaient si belles qu’elles agaçaient tout le temps Alban à lui mettre des idées plein la tête. Cette nuit-là, Alban en retrouva quelques-unes dans ses rêves. Ça lui arrivait de plus en plus souvent, depuis qu’il s’était masturbé pour la première fois, il y a quelques mois. Une femme apparu alors devant lui. Il y avait souvent de nouvelles femmes, dans les rêves d’Alban, mais c’étaient toujours des personnes qu’Alban avait croisé, ou qu’il avait vu à la télé, ou dans un film, ou sur internet. Mais celle-là, Alban ne la connaissait pas du tout, il en était certain. Et puis, c’était bizarre, elle était habillée ! Elle écarta les autres filles qui roucoulaient aux pieds d’Alban, leurs mains tendues vers lui, et elle se plaça face au garçon pour le fixer longuement, dans un silence complet. Elle sourit finalement, et lui tendit un énorme livre, à la couverture de vieux cuir et aux pages en parchemin. Un titre barrait en grand toute la largeur de la couverture : le livre des 1013 invocations. La femme tourna le dos et s’en alla du rêve, comme elle y était entrée.


Au matin, Alban se réveilla et découvrit qu’il serrait dans ses bras un gros objet rectangulaire, le livre de son rêve ! C’était tout à fait étrange car, non seulement Alban ne savait pas d’où pouvait bien provenir ce livre, mais l’ouvrage ne contenait rien, juste des pages entièrement vierges. À part le titre, il n’y avait qu’une phrase écrite au dos, sur trois lignes tracées en lettres d’or :

Par un objet à l’homme appartenant,

À la pensée d’Ève transmuter,

Et d’un mot se faire obéir : désir…

Alban avait beau relire, il ne comprenait rien. Cela ressemblait pourtant à des consignes, à une sorte de mode d’emploi et il décida de prendre les lignes les unes après les autres. Il sortit la gomme qu’il avait oublié de rendre à son camarade. Ça, c’était un objet qui appartenait à un homme. Enfin, si l’on admet qu’un collégien qui n’a pas de poil au menton est un homme. Alban se plaça au-dessus du livre et, tenant la gomme bien devant lui, il reprit la seconde ligne d’instruction. Il en déduisit qu’Ève devait représenter la femme en général et il forma alors dans son esprit l’image d’une femme, par exemple la jolie porno-star qu’il avait découverte hier soir, tard sur internet. Ça, ça c’était une femme !

Le livre sembla briller un peu, et une raie de feu crépitant le traversa horizontalement, suivant le bord d’une des pages. Puis plus rien. Alban retourna l’ouvrage et vit que le titre avait changé. C’était désormais le livre des 1012 invocations…

Alban ne savait pas trop quoi penser, en allant au collège ce jour-là. Il était incontestablement dans une affaire de vraie magie, dans ce genre d’évènement extraordinaire qu’il s’était plu à imaginer mille et mille fois, les jours d’ennui et de frustrations. Cependant, ça n’avait fait qu’un peu de lumière, après tout, et c’était tout de même assez décevant. Il changea d’avis en arrivant en classe. Le camarade à qui avait appartenu la gomme n’était pas là. À la place, il y avait une fille ! Et tout le monde, à part Alban, faisait comme si cette fille avait toujours existé. Elle ressemblait terriblement à l’actrice auquel avait pensé Alban, mais avec tout de même quelques petites différences. Déjà, elle était bien plus jeune et bien moins maquillée, sans compter qu’elle n’était pas passée par la chirurgie esthétique, bien entendu. C’était une collégienne après tout. Au-delà de ça, son visage semblait mélangé avec des pincées du garçon de la veille. Ça la rendait même un petit peu ambiguë, à certains moments, mais certainement pas moins jolie ! Malgré tout ces éléments, Alban continuait de se poser des questions sur la présence de cette fille, ne voulant pas vraiment y croire. Jusqu’à ce qu’elle se tourne vers lui.

– Tu ne m’a pas rendu ma gomme, hier…

Le cœur d’Alban n’en pouvait plus de battre ! L’invocation avait marché ! Il tendit la gomme et se rongea d’impatience pendant tout le premier cours. Dans sa tête, tournait en boucle la troisième phrase… À l’interclasse, il se précipita vers la jeune beauté en pleine floraison et, s’approchant de son oreille en espérant que personne d’autre n’entendrait, il lui dit : « je voudrais que tu viennes avec moi… »

La fille se retourna et posa sur lui deux grands yeux pleins de méfiance.

– Et pourquoi ça, je te prie ?

Alban paniquait. Les autres se retournaient déjà vers eux et il ne savait plus quoi dire. Il sentait venir avec horreur le moment où il allait bafouiller et où tout le monde se moquerait de lui, jusqu’à ce qu’un éclair traverse son esprit : ce n’était pas le bon mot !

– Je désire que tu viennes avec moi…

La fille se fit d’un coup très douce, elle se mit à sourire et se colla au bras d’Alban, en lui demandant d’une voix réjouie où il comptait l’emmener. Pour l’instant, il allait seulement l’emmener au cours suivant, mais Alban formulait déjà dans sa tête mille autres phrases comportant le mot désir, pour la suite.


Alban emprunta ensuite un stylo, du papier, il vola quelque chose dans un sac ouvert mais, ce qu’il trouvait vraiment pratique, c’était les critériums. Il suffisait de prendre un petit bout de la mine et de rendre l’objet à son propriétaire. Il mettait le fragment précieux dans un petit sachet en plastique et attendait le soir avec impatience, passant la journée à sélectionner la fille qu’il allait ajouter à son harem. Les actrices, les chanteuses, les jeunes et jolies stars des réseaux sociaux, les top-modèles et les filles de charme, les présentatrices télé et même les héroïnes de bandes dessinées, tout comme celles des jeux vidéo, elles y passaient toutes ! Le lendemain, une nouvelle fille remplaçait le garçon, en tout point conforme à l’imagination d’Alban, ou presque, puisqu’il y avait toujours ce petit mélange avec le garçon précédent. Mais Alban ne s’en plaignait pas, il finissait même par trouver que ça leur donnait un charme supplémentaire. Et toutes ces filles faisaient tout ce qu’il voulait, vraiment tout ce qu’il voulait, pourvu qu’il dise « je désire ». Il désirait qu’elles le suivent, il désirait qu’elles se déshabillent devant lui, il désirait qu’elles se laissent toucher, il désirait leur faire l’amour et elles se laissaient faire, emportées par leur envie de le combler chaque fois qu’il prononçait le mot merveilleux. Et comme Alban désirait qu’elles aiment ça au moins autant que lui, c’était vraiment de beaux moments. Bref, Alban était sans doute le seul collégien au monde pour qui le plus gros obstacle, ce n’était pas de trouver une fille qui accepte, mais seulement le coin tranquille où coucher avec. Et en fait, ce n’était pas si facile que ça. Elles avaient des parents, des frères et des sœurs, tout comme Alban d’ailleurs. Il fallait trouver le jour où la maison était tranquille, ou alors trouver le moment où la sortie était possible. Bref, plusieurs fois, Alban resta coincé devant une fille quelque temps, avant de pouvoir la découvrir comme il en rêvait.

Le plus excitant, c’est que les autres filles de sa classe commençaient à trouver Alban diablement séduisant. Un type capable d’attirer à lui toutes les perles du coin devient vite une vedette et le succès appelle le succès, c’est normal. Plusieurs s’étaient donc mises à tourner autour de lui, avec l’air de ne pas vouloir y toucher, mais bien intéressées tout de même. Alban avait même réussi à conclure avec l’une d’elles, et c’était sans doute de ça dont il était le plus fier. Il garda ce petit triomphe pour lui seul, cependant. Au début, bien sûr, Alban se vantait facilement de ses exploits et il racontait les détails à tous ses copains. Eux, tout d’abord, ne l’avait pas cru, mais Alban se chargea de ça en embrassant chaque soir une des filles sous son contrôle, juste devant le collège. Les garçons se mirent à l’entourer d’un respect quasi divin et ils gobèrent désormais tout ce qu’il voulait. Le problème c’est qu’à cause de ça, plusieurs des filles galochées par Alban avaient ensuite été vues comme des filles faciles. Alban s’était senti coupable et, depuis, il ne disait plus rien à personne. Bizarrement, cela ne nuisait pas à sa réputation, son aura s’en trouvant au contraire encore grandie, à hauteur du mystère qui planait désormais sur lui. Parce que, quand même, tout le monde voyait bien qu’elles lui faisaient les yeux doux et qu’elles étaient de plus en plus nombreuses à vouloir y gouter.


Alban avait ainsi transformé douze garçons et le livre était maintenant le livre des 1001 invocations. Pour sa treizième conquête, il voulait quelque chose de spécial. Une fille directement sortie de son imagination, encore plus parfaite que les autres, une déesse impeccable sans le moindre défaut. Il passa une semaine à faire des croquis, des listes, et à chercher les points forts de chaque beauté pour prendre une poitrine là, une paire de jambes ici, une chevelure à celle-là, les yeux à celle-ci. Il s’imprégnait des images et façonnait dans son esprit l’assemblage idéal. Mais il ne voulait pas se contenter du corps. Il avait constaté que les garçons, une fois changés en fille, gardaient à peu près leur caractère. Le connard de la classe était devenu une belle connasse et le gars sympa avait été changé en chic fille. Alban avait maintenant envie de quelqu’un qu’il pourrait traiter comme une amie, pour pouvoir flirter et passer du temps avec. Après tout, le flirt, c’était bien la seule chose qu’Alban n’avait pas encore essayé ! Il décida alors de transformer son meilleur copain. Quand cette idée lui était venue, Alban s’était senti mal à l’aise, comme sur le point d’accomplir une trahison. Mais il s’était malgré tout décidé. Ce n’était pas très régulier de sa part, c’est vrai, mais en somme il s’était toujours arrangé pour que les filles soient ravies de leur nouvelle existence. Il ne faisait pas réellement quelque chose de mal.

– Tu peux me passer ta gomme ? J’ai encore perdu la mienne…

Alban enfonça son ongle dans la matière gélatineuse et en retira une lamelle qu’il mit discrètement dans son sachet en plastique, puis il rendit la gomme. Le soir, il était prêt ! Il focalisa ses pensées sur sa femme idéale et lâcha le petit morceau de gomme sur le livre. Une des pages partit en feu et disparu de l’ouvrage, comme les autres fois. Mais à part ça, rien ne se passa comme les autres fois… puisque c’est Alban qui se transforma ! Il devint cette jeune fille parfaite qu’il s’était plu à imaginer ! Il refit précipitamment l’invocation, avec cette fois un objet lui appartenant, pensant très fort au garçon qu’il avait été, mais absolument rien ne se passa, rien ne bougea, rien ne frémit, et pas une page ne s’enflamma dans le livre. Il restait une fille. Sa mère l’appela pour manger et Albane se rendit compte que, comme avec les autres invocations, tout le monde s’imaginait qu’il avait toujours été une fille.

Albane n’arrivait pas à dormir. Elle repensait à la gomme. La gomme de son ami. Celui qui était si souvent collé à elle. Albane avait déjà perdu beaucoup de gomme, en fait. Et si celle-là, par erreur, avait été récupérée par son camarade ? Peut-être bien qu’en réalité, c’était sa propre gomme… Bien sûr, c’était sans doute ça. « Bien avancée » se dit Albane. Avoir trouvé le fin mot du mystère ne changeait pas grand-chose. Elle restait une fille.


La belle femme de son rêve arriva devant elle. Albane ne s’était même pas rendu compte qu’elle s’était endormie. Elle réalisa qu’elle tenait tout contre elle le grand grimoire des 1000 invocations. La femme tendit les mains vers Albane, qui comprit qu’il était temps de se séparer de l’ouvrage magique. Elle rendit le livre et la belle femme quitta définitivement sa vie.

Devant le miroir, au matin, Albane se regarda. Elle aurait voulu pleurer. C’était si bête d’avoir tout gâché ! Il lui restait le pouvoir de commander à toutes les filles qu’elle avait créées, c’est vrai, mais à quoi cela pouvait bien lui servir, maintenant qu’elle était l’une d’elles. À moins que… Albane regarda son reflet droit dans les yeux, très fixement et lâcha d’une voix décidée :

– Je désire être très content de mon aventure !

Inexplicablement heureuse tout d’un coup, heureuse d’être une fille, d’être une adolescente et d’être belle, Albane se mit à sourire.

 

 

 



Commentaires

  1. Très cool comme histoire la chute avec la gomme et top bravo

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    1. Merci ! Comme quoi, il faut toujours faire attention à ses affaires ^^

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