La seconde vie



  Julien travaillait dans une des plus prestigieuses universités américaines, comme homme de charge. Julien était débile léger. Il était d'un caractère doux mais son esprit s'embrouillait affreusement et il s'agitait dès que la moindre complication survenait dans son existence. En vaquant à son travail, comme une sorte d’ombre qu’on ne remarque pas, Julien croisait tous les jours des professeurs et des élèves. Il admirait beaucoup tout ces gens. Ils étaient tellement intelligents, eux ! Ils avaient accès à tant de choses, grâce à leurs livres et à tout leur savoir. Julien, lui, menait en comparaison une vie solitaire et sans relief. Il s'en arrangeait, déjà bien heureux d’avoir une place où personne ne s’en prenait à lui. Ici, on ne se moquait même pas de son prénom français ! Tout de même, Julien avait toujours le regret d’être si étroitement enfermé dans cette maudite stupidité. Souvent, le soir, au calme chez lui, il prenait un journal et le lisait pour essayer de s'instruire. Mais ça ne donnait rien. Les phrases dansaient devant ses yeux et tous ces mots inconnus faisaient rouler la panique en lui. Parfois, son impuissance lui faisait si mal que des larmes coulaient sur ses joues.
Julien travaillait dans le département dirigé par A. M. Bradwick. Julien aimait beaucoup Bradwick. Il avait entendu dire que c'était un des esprits les plus brillants de son temps. Mais lui, ce qu'il voyait, c'est que cette personne se montrait toujours gentille et respectueuse. Même avec lui ! Et il n'y en avait pas beaucoup, des gens qui montraient du respect à quelqu'un comme Julien. Aussi, Julien faisait du mieux qu’il pouvait pour que son travail ici donne toute satisfaction. Un jour, alors qu’il réparait la charnière d'une porte, des chercheurs de l'équipe de Bradwick profitèrent de cette serviabilité sans failles pour lui demander de se placer au cœur d’un appareil bizarre. Julien hésita, mais les hommes en blouses blanches le rassurèrent en riant. Il s'agissait juste de faire un étalonnage de l'instrument, c'était sans aucun danger. Julien accepta et alla se mettre au milieu d'une forêt de fils et d'engins. Les chercheurs passaient autour de lui et contrôlaient des niveaux, déplaçaient des objets, enclenchaient des choses, tout en notant leurs opérations sur des cahiers épais. Parfois, ils pointaient des sortes de viseurs sur Julien et prenaient des mesures. Cela faisait peur à Julien, mais il se laissait faire, essayant de contrôler son affolement du mieux qu’il pouvait. Il voulait rendre service. Cela dura une bonne demi-heure et, tout d'un coup, il y eut des éclairs qui jaillirent d'un faisceau de gros fils attachés entre eux. Des flammes se répandirent en traînées fulgurantes et une série d'explosions de plus en plus violentes se mirent à ravager la pièce. Julien était recroquevillé au milieu de tout ça et il criait, non, il hurlait comme un animal. Il aurait tellement voulu être ailleurs mais, pour sortir de là, il fallait maintenant passer un rideau de feu et Julien était bien trop terrorisé pour ça. Les hommes en blouses parvinrent à s'échapper de justesse, avant que l'endroit soit littéralement pulvérisé par une déflagration d'une puissance telle que pas une vitre dans un rayon de 500 yards ne resta debout ! Essoufflé par la course, miraculeusement saufs, ils se regardèrent entre eux, effarés.
Le type… Le gogol, là ! Celui qui nous servait de repère ! Il est où bon sang ? Demanda finalement l'un d'eux.
L’explosion avait été si violente qu’on ne trouva aucune trace du corps de Julien. C’était comme s’il n’avait jamais existé…
 
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Julien ouvrit les yeux. Il constata qu'il était allongé sur un lit, dans ce qui semblait être une chambre d’hôtel. L'endroit était modeste, mais propre.
Il bougea ses jambes et réalisa tout de suite que leur forme avait changé. Elles n'avaient plus l'épaisseur musclée et les articulations robustes qui avaient porté l'homme de charge habitué aux travaux du corps. Elles étaient devenues douces et galbées et Julien pouvait sentir leur souplesse. « C’est étrange, ce sont des jambes de femme », se dit-il. Julien inspecta rapidement le reste de son corps. Il dut bien constater que l'ensemble avait subi une métamorphose similaire. Sur son torse, il y avait des seins qui balançaient au gré de ses mouvements. Julien palpa soigneusement ces globes charnus et cela confirma ce qu'il avait supposé : ils étaient naturels. Julien n’avait donc pas subi d’opération de chirurgie pour devenir ainsi. Au-delà de sa poitrine, une taille étranglée surmontait des hanches droites de jeune fille. « Ce corps ne doit pas avoir dépassé les 20 ans » évalua-t-il.
 
Il se leva et alla dans la salle de bain pour regarder son visage. Il avait maintenant une sorte de figure d'enfant aux airs mutins. Il avait de jolis yeux espiègles et une petite bouche aux lèvres offertes en baiser. Julien se trouvait belle. « Bah, tant qu'à devenir une femme, autant être séduisante » ! Il resta ainsi une bonne minute, découvrant en lui une vanité toute féminine devant son charmant reflet. Julien retourna dans la chambre. 

« C’est quand même extraordinaire, d’avoir changé de sexe en étant transporté ici… Reste donc à savoir où "ici" peut bien se trouver ! » Il prit une couverture sur le lit pour la passer sur ses épaules et alla à la fenêtre. En écartant le rideau, il reconnut certains bâtiments de l'université toute proche. Mais, clairement, des parties du campus n'étaient plus les mêmes. Il manquait des pavillons et il y en avait qui n'avaient pas exactement le même aspect. Et, surtout, toute l'extension récente n'existait pas. Celle où, justement, il se trouvait au moment de l'explosion. En quelques coups d’œil, Julien évalua la configuration des différents bâtiments et il en déduisit rapidement qu'en réalité, il était resté exactement au même endroit. Il se trouvait précisément là où le département du professeur Bradwick aurait dû être érigé. Il s'en souvenait, d’ailleurs, cette partie avait été construite à l'emplacement d'un petit hôtel bon marché. Julien regarda la chambre et réalisa soudain qu'il n'était pas ailleurs. Il était avant ! Il avait voyagé dans le temps ! 
Bénissant le ciel d'être arrivé dans une chambre inoccupée, il enroula la couverture autour se son buste et, à l'aide d'une corde à rideau, il improvisa une ceinture. C'était un peu farfelu comme accoutrement, mais heureusement, se dit Julien, la mode féminine autorise beaucoup d'extravagances. Il estimait avoir de bonnes chances de passer inaperçu ainsi. Julien ouvrit la porte et la jeune beauté aux pieds nus s'éclipsa de l’hôtel. En marchant dans la rue, Julien fit le point de sa situation. Elle était sérieuse. Il était seul, perdu dans une époque dont il ne savait presque rien, dans ce corps si nouveau pour lui, sans argent et sans identité… Heureusement, depuis qu'il avait ouvert les yeux dans cette chambre, il était parvenu à rester lucide et posé. Julien avisa soudain un journal jeté dans une poubelle. Il le prit pour regarder la date : 19 avril 1965. Julien parcourut rapidement les articles. Et des larmes montèrent à ses yeux. Des larmes de joie qui roulaient sans qu’il fasse rien pour les retenir. Julien avait compris tout ce qui était marqué dans le journal.
Son transfert avait fait de lui quelqu'un d'intelligent !

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Julien se donna un prénom en rapport avec le sexe qui était désormais le sien. Il se décida pour Alice, et prit Traveller comme nom de famille.


Alice Traveller, vive et débrouillarde, ne resta pas longtemps démunie. Quelques jours après, elle répondait à une petite annonce du Playboy Club qui venaient d'ouvrir en ville et elle devint une bunny, ces serveuses sexy à la tête coiffée d'oreilles de lapin. Les premiers temps furent éprouvants. L'homme qu'elle était toujours au fond de son esprit était confronté à la féminité que lui imposait son corps. Et elle découvrait ce que cela implique, d'être une femme séduisante qui fait ce genre de métier.



Alors que Julien avait toujours porté des habits confortables, le laissant libre de ses mouvements, Alice se retrouvait au travail en tenues moulantes et dénudées, perchée sur des escarpins à talons, les jambes gainées de collants, le torse enfermé dans un justaucorps et la poitrine écrasée dans les deux coques de son uniforme.


L’impression d'être surveillé était pratiquement étrangère à Julien. En fait, il souffrait le plus souvent d’être invisible aux yeux des gens. Alors qu'Alice, elle, était toujours offerte aux regards. Elle devait sourire et être charmante, en permanence, même mise à nu par les yeux des hommes, même quand leurs sourires devenaient graveleux et que leurs paroles se chargeaient d'allusions. C'était dur, parfois, cette impression de devoir subir sans qu’on lui laisse son mot à dire. En plus, Alice découvrait le sentiment d’être physiquement vulnérable. Alors que Julien avait une haute stature, le corps de femme d’Alice n'était plus capable de la défendre et, en certaines occasions, quand les hommes la dominaient de leur carrure trop large et que des intentions faisaient briller leurs yeux, elle n'était vraiment pas tranquille. Et puis surtout, alors que Julien avait passé son existence sans attendre grand-chose des autres – sauf du rejet et de la moquerie, mais il n’y pouvait rien – Alice devait en permanence se préoccuper des jugements portés sur elle. Dans la vie de tous les jours, elle devait veiller aux vêtements qu'elle portait, à son maquillage, à sa coiffure, à sa démarche, à ses regards, à ses paroles, à son comportement… C'était une foule de détails qui avaient tous leur importance, pour qu'elle mérite sa place de jeune personne comme il faut. Une fille ne doit pas se négliger et pourtant elle ne doit pas être trop coquette, elle doit être séduisante mais pas impudique, elle n'est pas trop sérieuse sinon, elle ennuie, mais elle n'est pas trop délurée non plus, sans quoi on ne la respecte pas, elle sait plaire aux hommes, mais elle ne se donne pas à eux si facilement que ça, etc. Alice prenait la mesure de toutes ces contraintes qui pèsent sur la vie d’une jeune femme, et elle devait toutes les apprendre en une fois ! 

Mais Alice apprenait vite et, après les premières déconvenues, elle se mit à adorer être une femme. De toute façon, elle aurait adoré être n’importe quoi, pourvu qu’on lui laisse cette intelligence qui pétillait maintenant en elle. Mais être une femme lui plaisait spécifiquement. Car tous ces désagréments étaient la contrepartie de son pouvoir de séduction. Alice trouvait délicieux que sa seule présence fasse naître des sentiments. Elle aimait être admirée et courtisée. Et elle aimait par-dessus tout ce moment où la femme est la seule maîtresse du jeu. Ce court moment où elle évalue l'homme qui tente de la séduire, alors qu'il attend un geste, un mot, un regard de sa part, qui lui signifiera qu'elle l'autorise à poursuivre ou, au contraire, qu'il est vain pour lui d'insister… Assez vite, par curiosité et aussi par envie, Alice céda à un soupirant plus entreprenant que les autres. Elle n'en fut pas très satisfaite. L'homme l'abandonna au matin en lui laissant l'impression d'avoir été utilisée. Elle se sentit vide et elle détesta cela. Après cette mésaventure, elle décida d’être plus prudente avec les hommes, et de montrer plus de discernement. Seulement, elle avait beau faire des efforts, elle ne trouvait pas en eux les compagnons qu'elle espérait. La plupart n'étaient que des êtres vains qui ne s’intéressaient qu'à ses courbes et à son minois. Elle n'était qu'un fantasme dans leur vie et, dès qu'elle essayait de parler sérieusement avec eux, il la regardait comme si elle s’était mise à dire des gros mots. En ces temps où l'horizon, pour la plupart des femmes, se bornait au mariage, à la maternité et à des métiers subalternes, l'intelligence n'était pas une qualité qu'on demandait aux filles, surtout aux jolies bunnies.


Alice décida finalement de changer de vie, en commençant des études. Dans l'Amérique de cette époque, se fabriquer une identité factice n'était pas très dur. Dès les premiers temps qui avaient suivi son arrivée, elle s'était procuré des papiers, se rajoutant pour l'occasion un deuxième prénom, parce qu'elle trouvait ça plus chic. Elle monta un faux dossier scolaire et parvint à s'inscrire à la faculté. 
Finançant ses études grâce à son travail de Bunny, et aussi grâce à l’aide de messieurs très épris d’elle pour des raisons pas toujours pures – il faut ce qu’il faut – Alice revint sur le campus. Mais cette fois, elle y était comme étudiante !

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L'homme s'approcha avec le rapport d'enquête. Il était le premier à l'avoir eu entre les mains et il ne soupçonnait pas qu'en réalité, Bradwick attendait ce rapport depuis plus de quinze ans déjà. Depuis le premier jour où ce département avait été placé sous sa direction. L’homme déposa le volumineux dossier sur le bureau
En résumé, tous les éléments confirment qu’un de nos appareils a été saboté. C’est un attentat ! Pour l'instant, les policiers explorent plusieurs pistes. Ils pensent à un déséquilibré, peut-être un étudiant, vu les connaissances nécessaires pour créer cette surchauffe. On évoque aussi la possibilité d’extrémistes religieux…
Bref, ce n'est pas dû à une négligence de quelqu'un de chez nous ! Bradwick poussa un soupir soulagé. Eh bien, voilà qui est une bonne nouvelle ! L'université ne supprimera pas nos financements…
Bien sûr, un sabotage ne suffisait pas à expliquer tout ce qui c'était passé ce jour-là. Il restait un événement mystérieux, le plus mystérieux de tous, un événement connu seulement de Bradwick. Mais après tout, peut-être que cet événement était destiné à demeurer une énigme à jamais…
En somme, reprit Bradwick, nous n'aurons à déplorer que quelques dégâts matériels, à part la mort malheureuse de l’homme de charge, bien entendu…
Bradwick sembla se perdre dans ses pensées.
Je le connaissais bien ce garçon…
Son regard se porta sur les deux photos posées sur son bureau. L'une avait été prise le jour de son mariage. L'autre montrait ses enfants, qui étaient grands maintenant. Ses yeux passèrent ensuite sur le mur où s'entassaient ses diplômes et les articles relatant ses découvertes. « Ma foi, se dit Bradwick, je ne peux pas me plaindre, j’ai eu une belle vie ! Et puis rien n'est terminé : je peux encore faire tant de choses… » Le professeur Alice Mélissa Bradwick, née Traveller, eut un sourire.
Vous allez me prendre pour une vieille folle, mais je suis certaine que Julien est plus heureux là où il se trouve…


Commentaires

  1. toujours aussi fan de cette histoire. Et cette femme, bon dieu se sourire...

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  2. J'avoue, elles font parties de celles pour qui j'ai une petite tendresse... L'histoire, comme la femme.

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  3. Oh mais c'est très intéressant ce site ! Très bonne histoire, qui allie deux de mes centres d'intérêt :)

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