L'étrange voyage de Julie de Granlac

 
Julien occupait un emploi aux archives, pour l'été. Il n'y avait pas beaucoup de travail, parce que qu'il n'y avait pas beaucoup de visiteurs et le jeune étudiant en histoire était un peu démoralisé par l'atmosphère figée des lieux. Ça lui donnait l'impression que tous ces témoignages du passé étaient venus mourir en s'échouant dans ces rayonnages, où ils n’intéressaient plus personne. Enfin, presque plus personne. Julien, lui, adorait flâner parmi tous ces trésors oubliés. Souvent, il s'éclipsait discrètement pendant l'après-midi et allait se perdre dans les couloirs du grand bâtiment, pour explorer à loisir le foisonnement des temps révolus.
Un jour, il ouvrit ainsi un carton débordant de papiers qui n'avaient, de toute évidence, jamais été triés. Plongeant la main sous la masse des documents, il en extirpa un cahier. À en juger par l'état de la toile garnissant la couverture, il devait dater d'au moins deux siècles. Sur la page de garde était tracé d'une belle écriture « Journal de Julie de Granlac ». Et en dessous, en plus petit : « En souvenir de Julien, l'ami irremplaçable dont je suis née ». Intrigué par la similitude des prénoms et par le ton étrange de la dédicace, Julien feuilleta le cahier. Mais il était entièrement vierge, à l’exception de la première page, sur laquelle n'était écrite qu'une seule phrase : « Le 26 juillet 1774 commença mon existence de femme ; ce jour-là ma mère arriva au couvent où l'on m'avait dispensé si bonne éducation ; ce jour-là aussi, Julien disparut corps et âme et ce jour-là encore naquit à la place Julie... »
En lisant ces mots, Julien ressentit une sensation de tourbillonnement. Son cœur se mit à battre follement dans sa poitrine et tout s'obscurcit.

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Julien se réveilla avec l'impression de s'extraire d'un tunnel long comme une éternité.
– Julie, Julie ! Réveille-toi ma chérie !
Au-dessus de lui, se tenaient deux jeunes filles en longues robes noires, aux décolletés ornés de rabats blancs, portant de stricts tabliers bleus et des coiffes d'un autre âge sur la tête. Julien redressa le buste et il sentit quelque chose de dur qui l’enserrait, comme si une coque maintenait son torse. Il portait un corset ! Il baissa le regard et vit sur son corps une robe identique à celles que portaient les jeunes filles ! Il mit sa main sur sa tête et palpa la masse abondante d'un chignon enfermé sous un léger bonnet aux bordures de dentelle.
Une religieuse couverte de longs voiles noirs accourut et lui passa un petit flacon sous le nez. Julien sentit sa gorge soulevée par un haut-le-cœur et cela acheva de lui faire reprendre ses esprits.
– Ce n'était rien de bien grave, dit la moniale, seulement un coup de chaleur qui lui a fait perdre ses sens. Allons, relevez-vous Julie, Madame votre mère vous attend.
Julien se mit debout et suivit la bonne sœur. Tout en avançant, il découvrait le corps dans lequel il se trouvait. Il le devinait, sous les nombreuses couches de ses vêtements. Il sentait des seins remplissant son corsage, des fesses charnues sous ses jupons, des cuisses pleines habillées de bas frottant l'un contre l'autre quand il marchait. Il voyait ses bras potelés et ses petites mains fines comme des pattes d'oiseau.
Confronté à cette invraisemblable situation, Julien puisait dans ses connaissances historiques pour tenter de comprendre où il avait été projeté. Il devait s'agir d'une institution pour jeunes filles de la noblesse. Pendant l'Ancien Régime, elles recevaient dans ce genre d’endroit la chaste éducation des religieuses, avant d'être rendues à leur famille une fois en âge d'être mariée. De toute évidence, Julien était l'une des pensionnaires.
Il fut mené jusqu'à une vaste cour entourée d'une galerie. À côté d'une arcade, se tenait une grande femme dans une splendide robe du dix-huitième siècle. Julien resta planté devant cette inconnue au beau visage, ne sachant que dire, ni que faire.
– Eh bien Julie ! lui dit finalement la religieuse d'un ton impatient, Saluez votre mère voyons !



Les mois passèrent et, peu à peu, Julien s’accommoda de sa nouvelle existence. Il s'habituait à son corps féminin et à ses contraintes. Il était une jeune fille dans un siècle où le pouvoir, avant tout, appartenait aux hommes.
À 19 ans, son père décida qu'elle épouserait le Chevalier de Granlac, de 15 ans son aîné.




Durant sa nuit de noces, elle se retrouva couchée sous le corps large de cet homme qu'elle connaissait à peine. Il pénétra sa chair de sa virilité et elle en conçu du plaisir. Quelque temps après, elle constata qu'elle avait cessé de saigner et cette découverte la fit sourire. Être enceinte la remplissait d'un bonheur que Julien n'aurait jamais soupçonné pouvoir ressentir.

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– Alors ma mie, vous venez ? Nous allons être en retard, si vous tardez encore !
Son mari passa près du berceau où dormait leur enfant, puis s'approcha de Julie.


– Ah, je vois ! Vous voilà encore en train d'user votre plume sur ce maudit cahier. Ma foi, je finirais par être jaloux de ces pages qui vous prennent si longtemps à moi. Dit-il en passant une main douce sur le cou gracieux de son épouse.
– Il ne faut pas, mon ami, répondit Julie en levant les yeux vers son mari et en lui souriant. Julie avait beaucoup de tendresse pour cet homme. Il n'était pas très fortuné et il avait des manières un peu frustes, mais il était bon et droit.
– Ce ne sont que quelques mots qui m'aident à me souvenir d'une personne qui m'était très chère, et que je ne reverrais plus jamais...

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Dans les sombres couloirs, Joachim, le vieil archiviste, cherchait le stagiaire qui n'avait pas reparu malgré l'heure de fermeture. Il commençait à se dire que le jeune tire-au-flanc s'était tout bonnement accordé une demi-journée de liberté ! Il avait dû quitter le bâtiment en début d'après-midi, par une des issues de secours pour ne pas être vu. Joachim arriva finalement dans l'allée où Julien avait traversé les portes du temps. L'endroit était désert. Il n'y avait là qu'un vieux cahier tombé au sol. Joachim le ramassa, l'ouvrit et lut la première phrase : « Le 26 juillet 1774 commença mon existence de femme ; ce jour-là ma mère arriva au couvent où l'on m'avait dispensé si bonne éducation ; ce jour-là aussi, Julien disparut corps et âme et ce jour-là encore naquit à la place Julie... » Puis Joachim lut la phrase suivante, puis la suivante encore. Il feuilleta le cahier dont toutes les pages, de la première à la dernière, étaient noircies d'une élégante écriture féminine. Joachim s’arrêtait de temps en temps sur quelques passages et se sentait de plus en plus intrigué.
Sa curiosité piquée, il glissa finalement le manuscrit sous son bras, pour le lire tranquillement chez lui. Il était impatient de découvrir le destin de cette mystérieuse dame de Granlac.




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