La dernière enquête de Julien Liddell






Tous les journaux en parlaient. La petite Alice Dodgson, fille unique de la milliardaire bien connue, avait disparu sans laisser aucune trace.
Madame Dodgson était quelqu'un de prudent – certains disaient même paranoïaque – et sa demeure avait des allures de forteresse, truffée de caméras de surveillance, à l’extérieur comme à l'intérieur. Sur les images, on voyait la petite aller se coucher, le soir de sa disparition. Elle avait levé un regard triste vers l'objectif, fixant quelques secondes l’œil automatique, puis elle avait passé la porte de sa chambre. Au matin, quand la domestique était entrée, la fillette n'était plus là.
Si la chambre en elle-même n'était pas filmée, toutes les issues, y compris les fenêtres, étaient couvertes par plusieurs caméras. Aucune n'avait enregistré le moindre mouvement. Les murs, planchers et plafonds avaient été sondés, les bandes vidéo vérifiées encore et encore. Tout cela ne pouvait aboutir qu'à une seule conclusion logique : il était impossible qu'Alice ait quitté cette pièce !
Et pourtant, elle avait disparu…
Les policiers s'arrachaient les cheveux !

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– Retrouvez ma fille monsieur Liddell, je… Vous savez que l'argent n'est pas un problème pour moi, je vous paierai ce qu'il faudra, dix fois ce qu'il faudra, mais retrouvez ma petite fille.
Madame Dodgson se remit à pleurer. Son visage semblait avoir pris dix bonnes années par rapport aux photos qui la montraient dans la presse. Mais ces photos dataient d'avant la disparition de son enfant.
– Vous savez, madame Dodgson… Julien Liddell ne savait pas quel ton adopter devant cette femme ravagée par le pire des malheurs. Je ne peux pas faire de miracle. Je ne suis qu'un détective privé et la police a infiniment plus de moyens que moi. Un nombre considérable d'enquêteurs travaillent à retrouver votre fille tandis que moi, je suis seul et je ne vois pas ce que…
– Monsieur Liddell, je sais qui est coupable de la disparition d'Alice !
– Mais comment…
– La question n'est pas ‟comment”. La question c'est ‟qui”. C'est son père. Son père est… Il est littéralement capable de tout ! Je l'ai dit à la police, mais ils s'obsèdent sur les faits. Ils restent sur le ‟comment”, eux aussi. Ils ne veulent pas comprendre que, pour cet homme, rien n'est impossible. Il a enlevé Alice, j'en suis certaine ! Je l'avais chassé de ma vie, il y a des années de cela. J'avais peur de son influence sur notre enfant et j'ai tout fait pour la protéger de lui… Mais il est finalement parvenu à me la prendre. Quand je pense qu'il y a deux semaines seulement, elle était encore là, c'était son anniversaire… J'avais donné une grande fête et tout était si… C'était tellement parfait ! Et maintenant ma pauvre petite est prisonnière et Dieu sait ce qu'il lui fait subir !
Madame Dodgson resta un instant la tête entre ses mains. Puis elle se redressa et fixa Julien. Il y avait une lueur sauvage dans ses yeux.
– Retrouvez son père, monsieur Liddell, et vous retrouverez Alice !

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Le père d'Alice n'existait plus. Il n'était ni vivant, ni mort, il avait tout bonnement disparu. Par ses contacts dans la police, Julien apprit que des moyens considérables avaient été mis en œuvre pour le retrouver. Les policiers ne pouvaient pas se payer le luxe de négliger une piste. Mais la vie du père d'Alice se résumait à un court segment, qui commençait à la rencontre avec sa femme et se terminait à l'époque de leur séparation. Avant et après, c'était le cul-de-sac, il n'y avait aucune trace.
Julien lut tous les rapports d'enquête, depuis le début. Il repassa sur toute l'existence d'Alice avant sa disparition. Il consulta les interrogatoires des amies de la petite fille et de leurs parents, ceux des professeurs particuliers que sa mère engageait pour lui faire cours à domicile. Il éplucha le témoignage des domestiques et des membres du service de sécurité employés par madame Dodgson, il consulta les fiches de tous les participants à la fête d'anniversaire qui avait eu lieu quelques jours avant la disparition, les dizaines d'invités, les extras qui faisaient le service pour l'occasion, tous les employés du cirque que madame Dodgson avait loué pour distraire l'assistance. Ce jour-là, la petite Alice avait bénéficié d'une protection à faire pâlir d'envie un président en exercice. Dans toute cette masse de faits, il n'y avait pas le moindre indice. En résumé, la vie de cette enfant était entièrement lisse, sans défaut, sans aspérité, jusqu'à ce qu'elle s'évapore littéralement !
Quel que soit le bout par lequel on prenait le problème, c'était sans issue !
Étudier ces dossiers avait pris plusieurs jours à Julien. Il en ressortit avec encore moins de certitude qu'en commençant son enquête. Il décida dès le lendemain de retourner voir madame Dodgson, pour qu'elle lui en dise un peu plus sur le mystère qu'avait été son époux. Mais cette nuit-là, il fit un rêve étrange, un songe obsédant, interminable, qui hanta toute l'étendue de son sommeil. Dans son rêve, la petite Alice fixait sur lui des yeux effarés. Elle se tenait immobile, recouverte par les habits trop grands de Julien Liddell et répétait d'une voix longue et résonante, sans jamais interrompre sa litanie : « Ma maman souffre, aidez-la. Ma maman souffre, aidez-la. » Et la fillette ne fermait jamais les yeux…
Le matin tira Julien de ce cauchemar. Il lui fallut quelques secondes pour réaliser qu'il était enfin sortit de ce sommeil au gout de mort. Les images de la nuit roulaient dans sa tête. Soudain, Julien se redressa. Dans son rêve, il y avait un homme qui se tenait derrière Alice.

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Julien prit sa voiture et emprunta la route qui menait au château Dodgson. Il avait mal à la tête. L'image de l'homme debout derrière la petite fille ne le quittait pas. Son visage rappelait vaguement quelque chose à Julien, mais c'est autre chose qui retenait son attention. L'homme portait un appareil photo en bandoulière. Julien s'arrêta finalement et ouvrit l'épais dossier de notes qu'il avait déjà accumulées sur cette affaire. Il redémarra et fit demi-tour.
Il se trouvait ridicule. Il se gara à quelques dizaines de mètres de la boutique du photographe et resta dans sa voiture, pestant contre lui-même. Il se disait que cette enquête était en train de lui retourner complètement l'esprit. Sur la simple foi d'un cauchemar un peu virulent, il allait perdre sa journée à surveiller cet endroit. Et il n'était même pas capable de dire ce qu'il espérait découvrir ! Pourtant il savait que, s'il ne le faisait pas, il y aurait toujours dans un coin de son esprit cette désagréable et obsédante impression d'avoir pris le risque de manquer quelque chose. Julien s'installa confortablement et il pointa des petites jumelles en direction du magasin. Derrière le comptoir, il distingua Charles Carroll, l'homme qui lui était apparu en rêve. Il avait déjà vu son visage, dans les fiches de la police. C'était lui qui avait été engagé par madame Dodgson pour immortaliser l'anniversaire d'Alice. Julien avait relu le dossier et bien entendu, cet homme était au-dessus de tout soupçon, comme tout le monde dans cette affaire.
À la nuit tombante, Carroll ferma son magasin et monta dans son véhicule, un robuste tout-terrain. « Parfait, pensa Julien, il va gentiment rentrer chez lui et moi je vais le suivre pour m'en assurer, comme un complet idiot, et demain, quoi qu'il arrive, j'irai voir madame Dodgson. Je commence à me dire que je devrais me décharger définitivement de cette maudite affaire, sinon je vais finir par perdre les pédales ! » Mais le photographe ne prit pas la route de son domicile. Il bifurqua en direction de la montagne. En le suivant de loin, Julien se demanda où tout cela allait l’emmener.

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Ils roulèrent plusieurs heures. Julien ne quittait pas des yeux les lumières du véhicule de Carroll, tout en restant à bonne distance pour ne pas éveiller les soupçons de sa cible. À un moment, le photographe freina et quitta la route pour engager son tout-terrain dans un large chemin forestier. Julien coupa ses feux et bifurqua à son tour derrière Carroll. Heureusement, la nuit était claire et le chemin assez bien dégagé ; Julien avançait sans difficulté.
Le chemin faisait des lacets le long des flancs abrupts d'une colline. Souvent Carroll disparaissait complètement derrière les arbres après un tournant et Julien ne le retrouvait que bien plus tard. « Je suis trop éloigné de lui, se dit-il. S'il quitte cette allée pour un chemin secondaire, je ne le verrai pas ». Mais si Julien s'approchait, sa voiture allait immanquablement être repérée par le photographe. Julien se décida pour la prudence.
Bien lui en prit. Vers le sommet, le chemin débouchait sur une clairière et Julien eut tout juste le temps de stopper sa voiture avant de sortir du couvert. Il retira sa clé de contact en catastrophe, de peur que le bruit de son moteur ne le trahisse. Carroll était en train de manœuvrer pour se garer sous un appentis. À quelques mètres se trouvait un chalet construit au cœur des arbres. Des lumières étaient allumées à l'intérieur. Une petite silhouette noire parut sur le seuil. Elle portait une robe. Elle se mit à courir vers Carroll qui descendait de son véhicule.
Quand elle sortit de l'ombre projetée par la maison, l'éclat de la lune révéla le visage souriant d'Alice Dodgson.

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Elle se jeta contre Charles Carroll et le serra contre elle. L'homme passa son bras autour de la fillette et embrassa son front. Ils retournèrent vers la maison. Il lui tenait la main.
Julien reposa ses jumelles sur le tableau de bord. C'était bien elle, il n'y avait aucun doute possible. Il devait avertir la police immédiatement. Cependant, avant qu'il ait pu faire un geste, une douleur fulgurante le prit à la poitrine. Il resta quelques secondes immobile, tordu en deux, essayant de reprendre le contrôle de son corps, puis il sombra.
La petite Alice de son rêve et le photographe revinrent le hanter. La fillette répétait toujours la même chose : « Ma maman souffre, aidez-la ». Julien avait l'impression que cela durait depuis des heures quand Alice, lentement, ferma enfin les yeux. Sa voix s’affaiblit et elle glissa le long du corps de photographe, qui ne bougeait pas et regardait toujours Julien. D'une voix mourante, la petite put encore prononcer : « Ma maman souffre, aidez-la… Aidez-la… Tout… de suite ! »
Julien se réveilla, en sueur, le cœur battant, le souffle court. Il regarda sa montre : trois heures du matin. La voiture de Carroll était toujours sous l'appentis. Julien ouvrit sa portière et sortit faire quelques pas entre les arbres. L'air frais lui fit un peu de bien. Julien savait qu'il n'y avait qu'une chose à faire : prévenir la police sans plus attendre, mais quelque chose le retenait. Il avait l'impression absurde que la fillette de son rêve voulait qu'il la sauve lui-même. C'était stupide, stupide au-delà de tout, mais c'était le même genre de conviction qui l'avait poussé à suivre Carroll jusqu'ici. Après tout, grâce à un cauchemar, Julien venait de résoudre le mystère du siècle en retrouvant la fillette. Il décida d'obéir à son instinct et s'approcha du chalet.

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La porte n'était pas fermée et Julien se glissa dans l'entrée sans un bruit. Il savait que ce qu'il faisait était au-delà de l'audace, c'était tout simplement de la crétinerie. On ne pénètre pas dans une maison inconnue, sans la moindre idée de la disposition des lieux. Julien ignorait même si Carroll avait une arme quelque part. Il ne comptait que sur sa chance et, généralement, c'est la meilleure manière de se retrouver au fond des ennuis.
Le rez-de-chaussée était occupé par une pièce unique servant de salle à manger et de cuisine. Un escalier menait à l'étage. Heureusement, les marches en bois étaient recouvertes d'un épais tapis et Julien réussit à grimper en silence. Une fois en haut, il arriva dans un petit couloir donnant sur plusieurs portes. Celle de la chambre d'Alice était entrouverte et Julien pouvait voir l'enfant dormir tranquillement dans son lit, le corps soulevé d'une lente respiration. « Et maintenant, espèce d'imbécile, tu comptes faire quoi ? » Julien s'en voulait de s'être fourré dans un pareil guêpier. La fillette n'avait pas l'air d'être là contre son gré et, s'il voulait la sortir de la maison, il allait certainement falloir l'embarquer de force. Il ne pouvait quand même pas faire ça !
Le vent fit violemment taper une branche contre une fenêtre et, dérangée par le bruit, Alice se retourna. Elle entrouvrit les yeux et devina à l'autre bout du couloir la masse sombre du corps de Julien, qui se tenait immobile en haut des marches.
Julien la vit se dresser brutalement et elle se mit à hurler ! Il s’apprêtait à déguerpir, mais l'étonnement le garda cloué sur place. À chaque seconde, la fillette changeait de forme. Elle prenait successivement une foule de visages différents, comme si la panique avait lancé son corps dans une sarabande de métamorphoses désordonnées !
Julien entendit une porte s'ouvrir à l'autre bout du couloir. Il se tourna vivement et discerna dans la pénombre un homme aux traits inconnus, qui fonçait sur lui. Instinctivement, Julien recula. Son pied manqua la marche et il sentit son corps basculer en arrière, dans le vide.
Julien attendait le choc, mais il ne vint pas. Après quelques secondes incroyablement longues, il ouvrit les yeux. Il était presque à l'horizontale et restait immobile. Il ne dévalait pas les escaliers. Il n'était appuyé sur rien. Il était figé en l'air !

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Au rez-de-chaussée, Julien était assis dans un fauteuil. Alice lui apporta une tasse de café. L'inconnu s'approcha.
– Je suis Lewis Dodgson, le père d'Alice. Mais je pense que vous me connaissez plutôt sous cette apparence.
En une fraction de seconde, sans avoir fait le moindre geste, l'inconnu se transforma en Charles Carroll, le photographe.
– La métamorphose est une des premières aptitudes que les gens comme nous doivent maîtriser. Je suis… Mais qu'importe. Vous dire ce que je suis ne vous apprendrait rien, monsieur Liddell. Il y a des dimensions dans cet univers qui dépassent votre entendement. Sachez seulement que mes capacités vont bien au-delà de ce que vous pouvez imaginer.
Carroll redevint Dodgson… Julien n'arrivait vraiment pas à s'y faire ! C'était réellement comme si un corps se superposait soudain à l'autre.
– Il y a quelques années de cela, je suis tombé amoureux d'une femme de votre monde. Et j'ai eu un enfant avec elle. L'amour est une chose mystérieuse… Pour mon épouse, j'étais tout ce qu'un homme peut représenter de mieux, jusqu'à ce qu'elle découvre, par un malheureux hasard, mes pouvoirs très particuliers. Alors, brusquement, la peur remplaça en elle tout autre sentiment et ma femme adorée devint mon ennemie la plus déterminée ! Elle ne pensait plus qu'à garder son enfant loin du monstre que j'étais maintenant à ses yeux. Impossible de lui faire entendre raison ! J'aurais pu utiliser mes pouvoirs contre elle, bien entendu mais, à l'époque, cela m'aurait semblé déloyal. J'ai préféré disparaître.
Alice revint se placer à côté de son père. Dodgson passa sa main sur l'épaule de sa fille.
– Seulement, j'avais laissé mon enfant derrière moi… Je suis revenu, il y a quelques semaines de ça, pour retrouver Alice. Elle a hérité de mes pouvoirs et elle est maintenant à l'âge où ils commencent à se manifester. Je me devais d'être là pour la guider. J'ai profité de sa fête d'anniversaire pour l'approcher, sous l'apparence anodine d'un photographe. Je nous ai enfermés tous deux dans une bulle temporelle et, à l'abri des regards, nous avons discuté. Vous donner une idée de la durée de cette rencontre n'aurait aucun sens. Nous étions dans une partie de la réalité où ces choses-là n'ont pas beaucoup d'importance. Alice a finalement décidé de repartir avec moi. Je l'ai aidée à utiliser son don de métamorphose et, le soir même, je l'ai amenée ici. Depuis, nous attendons que les choses se calment un peu, avant d'aller nous installer ailleurs. J'en profite pour donner des leçons à Alice, afin qu'elle apprenne à mieux maîtriser ses pouvoirs. Elle en aura besoin pour continuer à parcourir ce monde.
– Attendez, c'est absurde ! Julien se demandait si ce mot avait encore un sens, après ce qu'il avait vécu cette nuit. Alice n'a pas disparu lors de son anniversaire, mais plusieurs jours après !
– C'est ce qui vous trompe. En réalité, Alice n'était déjà plus là. À la place, j'avais laissé une sorte d'invitation. Une invitation qui n'a rencontré aucun écho... Jusqu'à ce que vous y répondiez, monsieur Liddell !

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– J'ai parcouru votre esprit et j'ai compris par quel moyen vous nous avez trouvé. En fait, sans le savoir, vous avez été guidé par le mirimage.
– Le mir… quoi ?
– Le mirimage… C'est une sorte de reflet solide. Un mirimage est copié à partir d'une véritable personne. Il est créé avec toutes les apparences de la réalité, bien qu'il n'en ait aucune. C'est une illusion qui n'a qu'une durée de vie réduite. Sa principale caractéristique, c'est de chercher à fusionner avec un hôte. Quand la fusion se produit, l'hôte est absorbé par le mirimage et cela permet à celui-ci d'acquérir une réalité. Une fois la fusion accomplie, le mirimage n'a plus de limite de vie particulière. Il est devenu une personne entièrement normale, que nul ne peut plus distinguer de la personne dont il était la copie à l'origine.
– Et l'hôte dans tout ça ?
– Je vous l'ai dit monsieur Liddell, il est absorbé. Il poursuit son existence, sous la forme du mirimage : aspect physique, âge, principaux traits de caractère, souvenirs… C'est une nouvelle vie qui commence pour lui, comme une nouvelle naissance.
Julien ne comprenait toujours pas le rapport avec sa venue dans cette forêt.
– Alors Alice…
– J'ai créé un mirimage d'Alice le jour de son anniversaire. Une copie légèrement tronquée : mon mirimage n'avait aucun des pouvoirs surnaturels de ma fille et aucun souvenir de moi. Si le mirimage avait trouvé un hôte pour fusionner, jamais personne ne se serait rendu compte de la disparition de la véritable Alice. La copie aurait tranquillement continué sa vie, grandissant comme n'importe quelle petite fille, aux côtés de sa mère. Mais voilà, j'ai bêtement oublié de prendre en compte la manie de ma chère épouse de surveiller tous les recoins de sa demeure. Elle craint tellement que je resurgisse dans sa vie... Il faut savoir qu'au moment précis où le mirimage fusionne, cela génère des manifestations sonores et visuelles assez importantes. Et le mirimage a pour impératif de n’exécuter la fusion que lorsqu'il n'y a aucun témoin possible. Bref, une gageure, dans une maison entièrement placée sous l’œil des caméras. Le mirimage a duré tant qu'il a pu, jouant le rôle d'Alice durant quelques jours et puis… il a disparu, tout simplement !
Julien repensait au regard jeté par la fillette à la caméra de surveillance, le soir où elle avait pénétré pour la dernière fois dans sa chambre. Ses yeux étaient si tristes.
– Mon Dieu, elle se savait condamnée ! Mais… Puisque le mirimage a disparu, pourquoi dites-vous que c'est lui qui m'a guidé ?
Lewis Dodgson baissa les yeux vers sa fille.
– J'ignore pourquoi, mais des résidus du mirimage sont parvenus à subsister. Je crois que l'idée de donner du chagrin à sa mère faisait très peur à Alice. C'est peut-être ça qui a tout déclenché. Ces résidus n'étaient que des lambeaux de conscience, invisible pour tous. À un moment, un de ces résidus a pu s'introduire en vous.
« Les cauchemars ! »… Julien Liddell n'aimait pas du tout cette idée d'avoir servi d'hôte pour un vestige d’ectoplasme.
– Le mirimage voulait que je vienne jusqu'à vous. Mais… pourquoi ? Pourquoi moi ?
En même temps qu'il posa la question, Julien devina la réponse. Alice posa un regard plein de tendresse sur lui. Lewis Dodgson tourna la main au-dessus de la tête de sa fille et, lentement, une image commença à s'extraire du corps de celle-ci. Un double, parfaitement identique, prit forme juste à côté de la fillette.
– Peut-être, dit finalement Lewis Dodgson, parce que vous êtes la bonne personne…

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Les journalistes avaient été prévenus, on ne savait comment, et ils commençaient à cerner l’hôpital, tenus à distance par un cordon de policiers. La limousine de madame Dodgson pénétra par l'entrée réservée aux ambulances. Sans attendre que le chauffeur quitte son volant, la milliardaire jaillit par la portière arrière et s'engouffra dans les couloirs du bâtiment.
– Ma fille, je veux voir ma fille ! Est-ce qu'elle…
– Elle va bien ! Nous lui avons fait une série d'examens, elle va très bien, cependant...
– Quoi ? Quoi ? Elle n'a quand même pas subi...
– Aucun sévices, soyez tranquille de ce côté-là...
– Mais quoi ? 
Madame Dodgson était plutôt frêle, mais, en se tournant vers le médecin, elle avait des allures de fauve prêt à bondir. L'homme du prendre sur lui pour ne pas reculer d'un pas.
– Il semblerait qu'il y ait une amnésie partielle. Ses derniers souvenirs semblent dater de quelques jours avant sa disparition, précisément au moment de son anniversaire. Depuis…
Madame Dodgson ne comprenait pas pourquoi les souvenirs avaient été gommés si loin mais, ce dont elle était certaine, c'est qu'ainsi Alice ne se souviendrait jamais de lui. Bien entendu, elle ne doutait pas une seconde que c'était Lewis lui-même qui était derrière cette amnésie. Il avait décidé d'être effacé de la mémoire de sa fille…
Madame Dodgson poussa un long soupir, alors qu’elle sentait disparaitre le fardeau de peur qui avait pesé sur elle pendant toutes ces années. Elle connaissait assez Lewis Dodgson pour être certaine qu'il ne reviendrait pas sur sa décision. Elle ne savait pas comment, elle ne savait pas pourquoi, mais elle savait que son mari lui avait redonné Alice, définitivement. Elle ne put s'empêcher d'avoir un fugace sentiment de gratitude pour l'homme qui avait été l'amour de sa vie.
– Suivez-moi, madame Dodgson, Alice vous attend.
Derrière la milliardaire et le médecin, la secrétaire personnelle de madame Dodgson discutait avec un policier.
– Vous devez être content, d'avoir enfin résolu cette affaire !
– Ben, pour être franc… L'inspecteur se passa une main gênée sur la nuque. On n'a rien résolu du tout ! La gamine a débarqué, fraîche comme une rose, dans un poste de police de la ville, et elle a dit son nom au factionnaire. Le type a commencé par croire à un canular, tellement elle semblait bien proprette et en pleine forme. Comme si rien ne s'était produit, quoi ! Vraiment, on aurait dit qu'elle passait juste dire un petit bonjour, en revenant de l'école… Et pas le moindre indice sur elle ! Rien ! Je suis content qu'elle soit retrouvée, ce n'est pas la question… Mais croyez-moi, de notre côté, cette affaire n'a pas fini de nous trotter dans la tête. Et si vous voulez mon avis, on n'aura jamais le fin mot de l'histoire…

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Madame Dodgson se jeta sur la petite fille et la serra contre elle. Elle pleurait et riait en même temps. Alice passa ses bras autour de son cou, reposa son visage sur son épaule et dit d'une petite voix : Maman…
On ne revit jamais Julien Liddell.




Commentaires

  1. aaah tant de personnages de mon enfance évoqués dans cette histoire :)
    Il y a vraiment tout ce qu'il faut :) c'est sans doute la meilleure histoire (pour moi) que j'ai lue sur ce site :)

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    1. Merci Alice (pas toi Julien, l'autre...) ton compliment me va droit au cœur. Espérons que je parvienne à en écrire beaucoup d'autres, qui te plaisent tout autant.

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