Situation irrégulière



J.Savak n'était plus regardé que comme un monstre. Depuis cette expérience ratée, il traînait son corps difforme dans les laboratoires, cherchant de toutes ses forces un moyen pour redevenir lui-même. Il était sur le point de faire une nouvelle tentative et terminait de remonter le dispositif, même s’il n'y croyait plus vraiment. Il l'avait déjà remonté un nombre incalculable de fois, pour tenter de comprendre ce qui avait cloché, mais rien n'avait jamais fonctionné comme prévu. Le dispositif avait l'air doué d'une vie propre et, quelles que soient les commandes qu'on lançait, la chose semblait n'en faire qu'à sa tête.
La première fois que J.Savak avait voulu utiliser le dispositif, une grande bulle de matière avait brusquement gonflé au-dessus de sa tête, avant d'exploser en répandant sur lui un liquide brûlant. J.Savak s'était roulé par terre en hurlant. Tout son corps, pénétré par le liquide, était traversé de secousses et agité de mouvements intérieurs atroces. Des cloques se formaient sous sa peau avant d'exploser, ses chairs se tordaient. Il avait l'air d'être rempli d'un bouillon de culture grouillant et purulent qui faisait de lui une masse difforme, mouvante, ravagé par les amplifications ou les effondrements de parties entières de lui-même. Tous ses collègues, accourus autour de lui, ne furent que les témoins impuissants de son calvaire.
Quand son supplice prit fin, toute sa complexion avait été transformée. Il avait perdu un œil, sa tête n'était plus qu'un globe couvert de fils entortillés, son nez se réduisait maintenant à une excroissance rabougrie qui avait l'air d'être tranchée à la base, des tumeurs restaient accrochées sur son corps comme des sacs de chair malade, il manquait désormais une articulation à chacun de ses membres et il devait se tordre de façon ridicule au moindre mouvement qu'il faisait, sa peau était sèche, lisse comme celle d'un mourant et d'une écœurante couleur marron. Quant à ses parties génitales, elles avaient tout bonnement explosé, pour laisser la place à une bouillie ravagée de lambeaux de peaux. J.Savak, si fier jadis de sa belle prestance, était devenu un être repoussant !
Une fois le remontage achevé, J.Savak commença les manipulations et, pour une fois, le dispositif sembla réagir favorablement. Il était en train de renouveler à l'identique la première expérience ! Mais, à cet instant, le bruit de la sonnerie d'incendie explosa dans tout le bâtiment. J.Savak ouvrit la porte de son laboratoire et vit que les flammes s'engageaient déjà dans le couloir. Il se retourna et jeta un œil torturé sur l'énorme dispositif, posé au milieu de la pièce. Il allait être détruit, c'est sûr. J.Savak revint sur ses pas et continua précipitamment l’expérience. Tout se déroulait enfin comme prévu, le dispositif se montrait finalement docile et il n’avait besoin que de quelques secondes supplémentaires. C'était son dernier espoir de retrouver sa forme d'origine et c'était là, tout près ! A ce moment-là, le dispositif lâcha un énorme bruit rauque, faisant songer au cri d'une bête blessée, comme si sa matière avait pris vie ! Un éclair noya la pièce et J.Savak perdit un court instant tout contact avec la réalité.
Quand il revint à lui, il était dans un endroit étrange. Une rue, mais pas exactement comme celles qu'il avait l'habitude de parcourir. Beaucoup de gens marchaient autour de lui et J.Savak vit avec horreur qu'ils étaient tous difformes, sans exception ; du même genre de difformité que lui ! Ils n'avaient que trois articulations aux membres et seulement deux yeux, leurs têtes étaient rondes, ovoïdes plutôt, et les fils plantés dessus semblaient être la norme. Une bonne proportion de ces êtres avait, tout comme J.Savak, deux tumeurs de chair sur le devant du torse, tandis que les autres en semblaient dépourvus. Toutes les peaux étaient sèches et la plupart étaient lisses, leur couleur variait d'un ton rose clair à des teintes presque noires.
J.Savak se regarda. Rien n'avait changé en lui. Jusqu'à ses vêtements, qui étaient les mêmes qu'avant. Il avait toujours sa blouse blanche et, dessous, sa longue tunique en tissu médical qui recouvrait la plus grande partie de son corps marron, dissimulant les deux tumeurs qui pointaient devant lui ainsi que ses parties génitales réduites à un orifice plat bordé de rangées de lèvres. Non seulement J.Savak n'avait pas retrouvé son aspect normal mais, de toute évidence, le dispositif l'avait transporté tel quel dans un endroit où chacun était atteint d'une malformation similaire à la sienne ! Et, ce qui intriguait vraiment J.Savak, c'est que tous ces gens semblaient trouver leur apparence parfaitement naturelle…
En tendant l'oreille, J.Savak se rendit compte que les sons qui sortaient de la bouche des autochtones n'étaient pas entièrement mystérieux pour lui, même s'il était incapable de comprendre le contexte dans lequel ils étaient prononcés. Sans doute un formatage mental créé par le dispositif au moment de l’envoyer dans ce monde. Il s'approcha d'un petit rectangle métallique bleu apposé sur un mur et s'appliqua à déchiffrer les caractères blancs incrustés dessus. Il lut avec difficulté : 18e arrt Boulevard Barbès. Il était bien avancé ! Il n'avait absolument aucune idée de ce que cela pouvait bien signifier.
J.Savak continua à marcher. Devant lui, il y avait un groupe d'indigènes qui occupait le milieu du trottoir. Ils portaient des costumes bleus, identiques, avec des casquettes posées sur la tête et des plaques rayées de bandes de couleur accrochées sur la poitrine. L'un d'eux s'approcha en portant la main à son front :
– Contrôle d'identité, mademoiselle. Vos papiers, s'il vous plaît.
J.Savak ne comprenait vraiment pas ce qu'on lui voulait. Ne sachant pas quoi dire, il répondit par un sourire.



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