Le cadeau d'Alice




Joël travaillait beaucoup et il était rarement à la maison. Sa femme, Alice, passait ses journées seule au foyer, en s'étiolant dans l'ennui et le sentiment d'inutilité. À son grand regret, elle n'avait pas pu avoir d'enfant et, arrivée dans son âge mûr, ce manque se faisait encore plus criant pour elle. À défaut, Alice aurait au moins souhaité s'épanouir dans sa vie de couple, mais les années étaient passées par là et, peu à peu, les liens s'étaient distendus et les sentiments lentement fanés. Alice demandait souvent à Joël de passer moins de temps à travailler. Ils avaient de l'argent de côté, de quoi vivre confortablement et la maison était finie de payer. Joël aurait même pu quitter son emploi sans qu'ils aient réellement à se priver. Mais Joël faisait la sourde oreille. « Peut-être qu'il s'imagine qu'il est indispensable dans cette entreprise, se disait-elle ! Ou alors c'est moi. Je ne sais plus lui plaire. » Cette pensée la déprimait beaucoup.
Un matin, un représentant de commerce frappa à leur porte. Il était fringant, beau garçon et ses grands yeux enfantins inspiraient irrésistiblement confiance. « Il ne doit pas souvent en rencontrer de cruelle, celui-là ! » se dit Alice. Elle lui ouvrit, même si elle n'avait pas vraiment l'intention d'acheter quelque chose. Joël était déjà partit au travail et elle voulait juste un peu de compagnie.
– Madame, ce que j'ai à vendre est là pour combler le manque béant dans votre vie, dit l'homme en étalant des prospectus sur la table.
« Ça commence mal ! », se dit Alice.
– Ce qui vous fait défaut, pour être heureuse, c'est d'avoir une fille, n'est-ce pas ?
– Non mais dites donc Vous me prenez pour qui ?
– Il y a méprise Je ne vous propose pas une fille, mais votre fille. Votre propre fille !
La femme de Joël regrettait maintenant d'avoir ouvert la porte. De toute évidence, ce type était fou, peut-être même dangereux.
– Votre fille, c'est-à-dire une enfant, votre enfant à vous, celle que vous n'avez jamais eue. Et je ne vous parle pas d'adoption, bien entendu. Nous comptons faire d'une personne de votre entourage l'enfant que vous avez toujours voulu.
– Bien sûr, c'est très intéressant. Mais j'aimerais réfléchir un peu avant de me décider. Si ça ne vous fait rien, vous pourriez peut-être repasser un autre jour
– Ne vous formalisez pas, madame, et surtout ne craignez rien. Notre service inclut la garantie bonheur. Vous ne pouvez pas être déçue
« Loupé, se dit Alice, comment je vais me dépêtrer de ce dingue ? »
L'autre poussa un formulaire devant elle.
– Il vous suffit de penser au nom de la personne que vous souhaitez transformer
Et puis non, c'était trop énorme, trop invraisemblable. Ce type jouait un rôle, Alice en était presque certaine maintenant.
– C'est un canular n'est-ce pas ? Une mauvaise blague ? Qui vous envoie ?
– Allons, madame, nous perdons du temps. Juste une petite pensée et tous vos soucis s’envoleront.
C'était un coup de Joël, Alice en était certaine. Il allait voir ce qu'il allait voir quand il allait rentrer ! Cependant, au moment où elle songeait à son mari, le nom de Joël s'inscrivit de lui-même sur la feuille. Alice, bouche bée, souleva le papier. Ça semblait pourtant être une feuille ordinaire. Alors même qu'elle l'avait en main, une somme s'inscrivit tout en bas.
– C'est notre tarif. Bien entendu, vous ne nous réglerez qu'une fois l'opération achevée, et seulement si vous en êtes entièrement satisfaite, c'est prévu dans notre contrat. 100% content ou tout redevient comme avant, c'est le credo de notre maison ! Permettez
Avant qu'Alice ait pu dire un mot, l'homme lui avait repris le papier des mains. Il le rangea dans une serviette qu'il glissa sous son bras, salua Alice d'un petit hochement de tête et sortit de chez elle sans plus de formalités. Quand, au soir, Joël revint à la maison, Alice ne savait toujours pas si elle avait rêvé ou si tout cela avait réellement eu lieu.
– Tu reviens tôt.
– Je suis barbouillé, c'est atroce. J'ai préféré quitter en avance. Je crois que je vais aller m'allonger.
– Tu veux que je te prépare un bouillon ? Ou une tisane, pour dormir ?
– Mais non ! Arrête de me materner, Alice, je suis assez grand !
Alice soupira, en se disant qu’elle allait passer la soirée seule, comme d'habitude. Cependant, à peine quelques minutes après, un hurlement éclata dans la chambre conjugale et Alice déboula pour voir Joël se rouler par terre, emmêlé dans les draps et les couvertures. Il griffait le sol, ses yeux avaient l'air fou et il criait sans discontinuer, comme si on était en train de le dévorer de l'intérieur. Alors qu'Alice avait porté les mains à ses oreilles et restait là, en pleurs, paralysée, impuissante, Joël se mit lentement à se ramollir. C’était comme si ses os disparaissaient de son corps, qui prenait l’apparence d’une pâte épaisse étalée par terre. Alice voyait les muscles de son mari se contracter mais, sans squelette, Joël ne pouvait plus faire un geste. Sa chair repris alors son mouvement, mais un mouvement de toute évidence autonome. Par grosses vagues, elle se déplaça, gonflant ici, s'incurvant ailleurs. Le visage de Joël se creusa, prenant l'apparence d'un bout de chiffon froissé, et ses cris s’étouffèrent enfin dans sa gorge tordue. Alice se mit à son tour à hurler, devant ce spectacle abominable ! Le visage de son mari se réorganisa, des yeux vinrent se replacer dans les orbites restées vides un court moment, une bouche reprit forme, un nez, des joues Tous le corps de Joël retrouva petit à petit son apparence humaine, mais une apparence différente. Il s'agissait maintenant d'une jeune fille, une adolescente qui ne devait pas dépasser 16 ans.
Le tumulte fit place au silence qui se suspendit, opaque, pendant un court moment d'éternité. Alice laissa lentement retomber ses bras. La jeune fille par terre releva un drap pour cacher sa nudité, puis elle leva la tête vers Alice et se mit à sourire.
– Maman ? Tout va bien, maman ?
Alice ne put s'empêcher de se précipiter vers elle. Elle la releva et la serra contre elle, tandis que les idées s'entrechoquaient dans sa tête. Elle ressentait une sorte de bonheur, mais comme anesthésié par la vision encore fraiche de l'invraisemblable transformation de son mari. Et puis elle trancha, elle décida de croire ce que ses yeux lui montraient.
– Oui, c'est moi, je suis ta maman. Tu es en sécurité… Julie.
« Julie ». En prononçant ces deux syllabes, Alice eut l'impression que son cœur fondait dans sa poitrine. Il y a des années de cela, c'était le prénom qu'elle avait choisi de donner à sa future fille, quand elle espérait encore avoir des enfants.
– C'est fini, Julie, enfin, tu es là…
Quelques jours plus tard, Alice écorna un peu le pactole accumulé par Joël pour s'offrir de longues vacances en compagnie de sa nouvelle fille.
Alice aurait préféré que Julie soit plus jeune, bien entendu. Mais avoir une fille adolescente, insouciante et fougueuse, impatiente de se donner aux plaisirs de la vie, c'était déjà si merveilleux. Et puis, ça pouvait avoir des avantages. À l'issue du voyage, Alice remarqua que Julie était plus renfermée. Elle serrait les lèvres, comme pour empêcher un secret de s'en évader. Souvent le matin, elle était prise de nausée. Alice la regardait, attendrie. Bientôt, elle le savait, son enfant allait lui avouer quelque chose. Il fallait juste lui laisser le temps.
En allant à la banque ce matin-là, Alice pensait à ce moment où Julie viendrait lui dire. Il y aurait des larmes, sans doute, mais Alice serait là pour les sécher. Julie n'aurait aucun souci à se faire, sa maman allait la soutenir et s'occuper du bébé avec elle. Arrivée au guichet, Alice demanda à consulter son compte. Elle eut un moment de surprise quand on lui annonça le montant : de l'argent avait disparu ! Puis Alice se souvint du chiffre qui s'était inscrit sur le contrat de ce mystérieux représentant… Un sourire traversa son visage.




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