Vingt secondes d'éternité



Allongé sur son transat, il reluque ma démarche quand j'approche. Ses yeux passent de mes seins à mes hanches.
– Il te va bien, ce maillot. Prêté par une de tes nouvelles copines ?
– Marijah, la brune. Elle et l'autre blonde ont passé une demi-heure à me montrer comment me maquiller… Merde ! Ce truc me rentre carrément dans le cul !
Je tire sur le bout de tissu minuscule, pour essayer de le remettre sur mes fesses. Un peu plus loin, deux hommes bedonnants accoudés au bastingage ne perdent pas une miette de mon geste.
– J'en ai ras-le-bol, Nico, les mecs n'arrêtent pas de me mater !
– Ne te plains pas, si tu n'étais pas une jolie fille, tu n'aurais jamais pu monter sur ce bateau.
Je hausse les épaules en maugréant. Nous étions arrivés sur l'île il y a trois jours, Nico et moi, invités pour une croisière privée sur le yacht d'un de nos riches clients. Avant d'embarquer, nous avions passé la soirée à faire la fête. La nuit était belle, les bars plutôt cool et les filles pas farouches. Qu'est-ce que deux hommes célibataires pouvaient demander de plus ? Je m'étais réveillé à l'aube, sur le bas-côté d'un chemin, incapable de me rappeler comment j'étais arrivé là. On m'avait complètement dépouillé, il ne me restait que ma chemise et mon bermuda ! Mon ventre gargouillait salement. Nico attendait sur la plage, un peu plus loin, encore dans les brumes de la gueule de bois. Lui, au moins, il avait conservé ses affaires. Quand je l'ai rejoint, c'est là que les choses ont vraiment mal tourné. L'agitation dans mon ventre s'est mise à se répandre dans mon buste. Ça aurait dû m'écœurer mais c'était presque agréable, comme une caresse de l'intérieur. Ça s'est transformé en irradiation chaude et puissante. J'ai vu deux bosses qui gonflaient sur ma poitrine et tendaient ma chemise. Mes mains et mes bras sont devenus plus fins, mes jambes se sont galbées et adoucies, mon bermuda s'est relâché au niveau de la taille tout en se remplissant vers mon bassin, des voiles de fils soyeux ont cascadé sur mes épaules et le long de mon visage. À la naissance de mes cuisses, je me sentais étrangement vide. Nico restait planté devant moi, soudain plus grand que d'habitude et ses yeux effarés m'ont fait admettre que je n'étais pas dans un mauvais délire. Je venais réellement de changer de sexe ! J'étais devenu une femme, un brin de fille à l'aube de la vingtaine, pulpeuse et pin-up par toutes mes courbes, avec une bouille d'enfant à la bouche de braise et deux yeux comme des aimants !
J'étais complètement affolé ! Nico, lui, voyait les choses avec plus de philosophie. Il m'a vite convaincu qu'il était inutile de chercher à expliquer l'inexplicable. J'étais une femme, il fallait en prendre mon parti. Il m'a emmené au yacht et m'a simplement présenté comme une copine qui voulait s'amuser.
Depuis, je me fais tourner autour, comme toutes les filles du bateau.
– Quand même, Nico, si tu leur disais que je suis ta petite amie, ou ta fiancée, ils me ficheraient la paix !
Un petit rire soulève sa poitrine.
– Réfléchis, ils savent bien que je suis là pour choper. En plus, ici, il n'y a pas ce genre de fille…
Je lui lance un regard noir… Il prend ça vraiment très à la légère. On voit bien que ce n'est pas lui qui est parqué avec le cheptel !
– Quand je pense que je n'ai même pas de quoi me payer le billet d'avion pour rentrer…
Nico lève un sourcil et tend le doigt.
– S'il n'y a que ça, tu n'as qu'à demander à celui-ci. Hier, il m'a cassé les pieds durant tout le cocktail à me parler de son jet privé.
Bien obligé, je vais promener ma silhouette par là. L'homme est dans la piscine du pont arrière. Sur le bord, quelques naïades se font bronzer, répondant par des sourires aux approches des séducteurs à portefeuille. Dire que je vais devoir me comporter comme elles ! Heureusement, durant ma vie d'homme, j'ai fait suffisamment de dégâts chez les filles pour savoir comment jouer le jeu. Je plonge mon corps plein d'arguments dans l'eau, je prends quelques poses un peu trop voyantes, j'envoie des œillades dans sa direction, je me place à sa portée et je me laisse faire. L'homme m'adresse rapidement la parole. Bientôt, son bras s'enroule autour de ma taille.
Après une soirée mortelle à avoir l'air fasciné par ses bavardages, je me retrouve dans sa cabine. Il m'a fait boire et le navire tangue bizarrement autour de moi. Je m'assieds sur le lit. Il prend mon poignet et y attache une petite montre dorée. Ça n'a vraiment pas l'air d'une babiole. Si ce n'est pas du toc, ça doit valoir dans les… Je sens sa paume sur mon dos, ses lèvres explorent mon cou. Quelques secondes plus tard, sa main s'empresse sur mes seins. J'ai un sursaut devant tant de sensations féminines, et puis je me force. Il faut bien y passer.
Je me retrouve nue, mais je lui demande de garder ses vêtements. Je ne veux pas de sa peau contre la mienne. En smoking, chemise ouverte, il brandit son sexe durci. Je me couche sur le ventre pour ne pas le voir. Il relève ma croupe. Mon esprit d'homme se résigne difficilement à être aussi passif. Au moment du contact, je redoutais une vague de dégoût, mais elle ne vient pas. Mes lèvres intimes sont humides quand je sens passer sa longueur et c'est juste gênant et étrange. C'est doux, aussi, en même temps. Il se recule et une sorte de frustration se creuse en moi, chauffant mes hanches et mes cuisses. Son retour lance des sensations électriques. Son bassin heurte brièvement mes fesses. Par réflexe, je pousse un petit cri terminé par un soupir. Il recommence. Tout étonné, mon esprit d'homme découvre une nouvelle forme de plaisir. C'est plein et envahissant, à la fois nerveux et totalement abandonné. Je mords ma lèvre, les claquements de son pubis contre mon sexe commencent à m’affoler et mes doigts s'enfoncent dans les draps. Soudain, j'en veux plus ! Je stoppe son mouvement d'une main tremblante, je fais tourner mon corps pour me mettre sur le dos et j'écarte largement mes jambes.
Un sourire vainqueur s'arrête sur son visage. Il sent que je suis en demande, dans l'attente… réduite au plaisir ! Je connais bien ce genre de satisfaction macho et ça m'énerve qu'il se permette ça avec moi. Mais je sais que je ne dois pas le montrer. Ses mains caressent mon corps, laissant sur ma peau des trainées de frissons. Ses doigts viennent énerver mes tétines gonflées, puis s'en vont s'accrocher à mes cuisses. Son pénis revient enfin bouger dans mon ventre et, à nouveau, le plaisir ouvre mon corps, ample, progressif, mêlé de démangeaisons impatientes et ponctué de bouffées. Trop préoccupée pour être honteuse, je me laisse aller aux gémissements. Ma voix rythmée par son sexe va se déchirer dans les aigus quand il s’enfonce et repart dans les graves aux chaleurs sombres lorsqu’il recule. Maintenant, il s'excite vraiment sur moi. Il est vigoureux, brusque et tous ses gestes se sont raidis. Son front en sueur lâche des gouttes torrides sur mes seins brûlants pendant que, pilonnée, je lève mes bras vers lui, le buste en offrande. Il s'étend sur moi pour me finir. Quand il s'abat, mon orgasme explose et se suspend. Durant vingt secondes d'éternité, c'est si intensément bon que je ne sais plus où je suis, ni qui je suis.
Mon plaisir se calme, la réalité retombe autour de moi. Son corps s'agite toujours sur le mien, il n'a pas terminé. Maintenant que j'ai joui, sa frénésie me parait incongrue, un peu déplacée, presque comique. Il me fait un peu l'effet d'un gros chien accroché à ma jambe. J'espère qu'il n'en a pas pour longtemps. Sa face congestionnée près de mon visage, j'essaie d'oublier que malgré tout ça je reste un homme au fond de moi. Enfin il se vide, s'effondre sur mon épaule dans un long souffle, puis il bascule sur le côté. Tout habillé, il glisse dans un sommeil paisible et insouciant. Au moins, je n'aurais pas à répondre à « t'as aimé, hein ? ». Je le regarde. Il a la quarantaine grisonnante et relâchée et son corps me dégoute. L'idée même des hommes me dégoute, en fait, parce que mon identité reste purement masculine. Pourtant, je suppose que c'est le genre de choses que je peux apprendre à supporter. Je passe mes cuisses dans les draps soyeux. Je fais jouer la montre autour de mon poignet.
Finalement, j'arriverai peut-être à faire quelque chose de ma nouvelle vie de femme…



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