Un souci avec les cellules grises




Je n'étais pas loin d'avoir touché le fond. Le coin n'était qu'une lèpre oubliée dans la ville, où venaient échouer les brutes et les éclopés, refoulés comme du pus chassé d'un corps. Moi, je logeais au dernier étage d'un immeuble à misère, dans une pièce grise dont la porte ne fermait plus. Les seuls meubles, c'était un matelas posé au sol et une lampe dont je devais retirer l'ampoule chaque fois que je sortais, pour ne pas me la faire voler. Le palier n’était qu’une succession de petites chambres identiques à la mienne, petites cellules grises renfermant chacune son épave. Il y avait souvent des bagarres mais, heureusement, ça ne me concernait pas vraiment. J'avais les épaules larges, je n'ennuyais personne et je ne possédais presque rien. On me laissait tranquille.
Ce jour-là, j'avais royalement dilapidé mon entière fortune dans un menu au fast-food. Je savais bien que ce n'était pas un investissement très judicieux. Quand chaque pièce compte, on peut trouver beaucoup plus nourrissant pour beaucoup moins cher. Mais j'avais besoin de cette giclée de sel, de sucre et de gras pour soutenir mon moral. Revenu chez moi, je terminais mon soda, quand je vis quelque chose briller au fond du gobelet. C’était comme une sorte de glaçon multicolore. Je le grattai avec la paille, mais il resta solidement accroché. Intrigué, je glissai mon doigt autour pour le décoller. Et c'est là qu'elle apparut, sortant d'un nuage aux allures de gaz d'échappement, entourée d'éclairs à l'agonie qui grésillaient péniblement : une drôle de petite bonne femme, radieuse et potelée comme un légume prêt à la récolte. Elle… Bon sang, elle n'était pas plus haute que ma paume et venait de jaillir du gobelet ! Ses cheveux plantés raides semblaient être le souvenir d’une manipulation d’explosifs qui aurait mal tournée et, sur son visage absolument rond, des trainées de crasses descendaient sur ses joues, faisant comme un cadre à son sourire débordant. Son seul vêtement était un sac d'emballage qu'elle avait roulé autour d'elle.
– Salut ! C'est toi, le veinard ? Tu as droit à un vœu !
Littéralement tombé le cul par terre devant l’apparition, je la fixais, les yeux écarquillés à m’en retourner les paupières, hésitant encore entre le glapissement nerveux et le hurlement. Elle resta immobile quelques secondes, le sourire figé, puis sa tête s'effondra entre ses mains. Elle se redressa avec un grognement exaspéré.
– Ok, l'ahuri, je te résume : frotter, génie, vœu… Capice ? Tu as frotté, je suis le génie, j'attends ton vœu ! Tu-fais-un-vœu !
En état de panique totale, mon cerveau se raccrocha à la seule chose qui lui semblait familière.
– Un… Un… Un seul ?
– Un seul, oui, pas trois. On n'est pas dans un conte de fées là, c'est la réalité ! Et pas la peine de demander un pouvoir surnaturel, du genre « je fais le vœu d'avoir tout ce que je souhaite » ou « je désire contrôler le monde ». Ça ne prend pas avec moi !
Étrangement, admettre que rien de ceci n'avait de sens permit à mon esprit de retrouver une certaine cohérence et je me mis à évaluer avec calme la proposition de la bestiole. Si je n'avais qu'un vœu, un seul, il fallait qu'il puisse tout me donner. Les amis, les amours, la fortune même, tout cela, ce ne sont après tout que des atouts partiels. Moi, je voulais quelque chose de plus puissant et pour ça, c'était facile : je devais trouver un moyen de contrôler les autres ! Quand on manipule les autres, on manipule tout, on manipule tout ce qu'ils veulent, tout ce qu'ils ont, tout ce qu'ils sont, on peut leur faire faire tout ce que l'on souhaite et cela revient à dire que tout nous appartient ! Bien sûr, pour atteindre mon but, je pouvais demander une intelligence supérieure. C'est quelque chose qui sert en toutes circonstances, sans compter que les plus malins subjuguent toujours les imbéciles… Mais, en fait, je me trouvais déjà assez futé comme ça. Sans compter qu'avec le cerveau comme un calculateur, j'aurais eu quelque part l'impression de devenir quelqu'un d'autre.
Les secondes passaient et je voyais le génie déguisé en clocharde s'impatienter. D'un coup, je fis claquer mes doigts.
– Le désir ! Je veux provoquer le désir. Si les gens me désirent, je les aurai dans ma main…
Le génie fixa sur moi une expression impénétrable, de celles qu'on n'accorde qu'aux personnes vraiment rusées ou aux idiots exceptionnels… Sans me laisser le temps de deviner laquelle de ces options elle était en train de considérer, la petite chose fit tinter sa langue et le gobelet cracha une grosse bouffée de brume qui vint s'envelopper autour de moi, brouillant complètement ma vue. Immédiatement, dans mon corps, les sensations commencèrent à se mélanger ! C'était un mal de ventre, mêlé de migraine et de courbatures, et en même temps c'était doux, comme un plaisir remplissant la bouche, enivrant comme ces musiques aux vibrations intimes qui résonnent jusque sous notre peau, et ça avait même quelque chose de l'intensité électrique d'un orgasme…
La brume s'effilocha, me laissant seul dans la pièce. Le génie avait disparu. Lentement, les sensations de mon corps s'apaisèrent. Je regardai le fond du gobelet, il était vide. Je commençais sérieusement à me demander quelle substance j'avais bien pu ingurgiter pour m'imaginer cette femmelette fourrée dans son sac ! À ce moment-là, mes bras frôlèrent quelque chose et je me rendis compte qu’ils avaient glissé sur ma peau, mais à un endroit où rien n'aurait dû se trouver… Un peu comme si mon cerveau avait oublié les limites de mon corps. Je descendis mon regard. Sous un angle troublant, je vis un tronc de femme moulé dans une robe courte, dont le décolleté ouvrait sur deux seins aux courbes orgueilleuses. Au-delà, il y avait des cuisses gainées de collants et, sous les jambes repliées, des chaussures couteuses aux talons vertigineux. En même temps, c'était bizarre, je sentais que mes propres pieds étaient complètement tordus, allongés comme ceux d'une danseuse de ballet. D’ailleurs, c'était tout à fait ce que mes pieds auraient pu ressentir, s'ils avaient été enfermés dans ce genre de chaussures-là… Voulant les masser, je suivis des yeux une main vive aux ongles nacrés. Elle bougeait comme je le voulais, mais elle ne ressemblait vraiment pas à ma propre main. Ma paume toucha la coque froide des escarpins à l'instant même où, devant mes yeux, cette menotte se posait dessus. Morceau par morceau, l'information ouvrit son chemin dans mon esprit. Je ne me révoltais même pas, c'était juste comme une évidence qui s'installe. Un reste de réflexe masculin jeta cette main entre mes cuisses, pour palper ce qui ne s'y trouvait plus. Mes doigts ne se heurtèrent qu'aux fines craquelures d'une culotte dentelée. Je sentais les replis d’une chair tendre et gonflée en dessous…
Au moment de me lever, j'avais admis que toutes ces choses étaient bien à moi, mais je n’étais toujours pas très à l’aise. Ce nouveau corps avait des basculements déroutants, il était traversé de courbes et de mouvements venant de zones inattendues. En même temps, il avait aussi sa vigueur et sa plénitude, et les sensations qu’il m’envoyait n’étaient pas désagréables. Un sac à main était venu avec toute cette panoplie et j'en sortis un miroir de poche pour constater que le travail était vraiment irréprochable : j'étais une fille époustouflante, une silhouette de feu drapée de tous les appâts, comme autant d'aimants à amants. Mon visage, d'une harmonie pourtant classique, presque aristocrate, semblait promettre d'insondables mystères bordés de moiteurs entêtantes et, c’est certain, venir quérir l'extase dans mes bras pouvait devenir une obsession… Pauvres hommes, j’allai tous les rendre fous ! Et aussi pauvres femmes, elles qui allaient devoir subir la comparaison avec moi.
Ça n'empêche que je n'avais pas voulu ça ! En pensant « désir », je n'avais jamais songé « changement de sexe » ! Choqué par la perte de ma virilité, j'étais en colère contre le génie, même si je comprenais sa logique : après l’instinct de survie, l'envie qui nous possède le plus, c'est bien la sexualité. Attirer le désir, cela suppose de séduire et, sur ce plan, les femmes ont un net avantage… Je jetai un œil sur ma mansarde. Bientôt, toute cette misère ne serait plus qu'un lointain souvenir. Je devrais prendre sur moi, bien sûr, au moins au début, mais si je me débrouillais bien, ma plastique exceptionnelle pouvait m'ouvrir tous les horizons ! Et il était temps !
C'est dans le couloir que j'ai compris. Toutes mes lubies s'envolèrent quand je croisai le regard de mon voisin. Alerté par les claquements de mes talons, il avait tiré le rideau fermant sa chambre et me fixait, la mâchoire tombante. Je me vis dans ses yeux : fantasme de jambes, de postérieur et de seins enfin à sa portée. J'avais négligé quelque chose, en formulant mon vœu : certaines personnes, quand elles désirent, prennent sans demander la permission… Et, bien entendu, plus le désir est puissant, moins elles demandent… J'avais négligé aussi que le coin n'était qu'une lèpre oubliée dans la ville, où venaient échouer les brutes et les éclopés, refoulés comme du pus chassé d'un corps. Et moi, je logeais au dernier étage d'un immeuble à misère, dans une pièce grise dont la porte ne fermait plus…
J'aurais dû choisir l'intelligence !




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