L'inconvénient du bonheur

Pas de caption TG, aujourd'hui, mais une histoire écrite pour Donovann, sur une image de mpcato234.deviantart.com




Je m'appelle Jeridah Jones et, depuis des années, je travaille comme enquêteur. Plus pour très longtemps, sans doute. Ils songent sérieusement à nous supprimer, moi et les autres types qui parcourent le pays. Ce n'est pas la première fois qu'ils y pensent mais je crois que cette fois sera la bonne. Ils ne nous ont pas laissé le choix : ils veulent la perle rare, le spécimen pas comme les autres que, tous, nous avons cherché en vain pendant tout ce temps, et ils le veulent maintenant !
Manque de chance, aujourd'hui, les trois rendez-vous de mon après-midi se sont décommandés. Pour ne pas avoir fait tout ce chemin inutilement, j'ai pris dans ma liste le nom d'une fille qui habite le secteur. En général, elles n'aiment pas qu'on les dérange sans prévenir, mais ça ne coute rien d'essayer.
Je me retrouve devant la pelouse bien tondue d'une jolie petite maison de banlieue, perdue dans la rangée interminable des jolies petites maisons de banlieue qui bordent cette interminable avenue de banlieue. Un quartier en tous points comme les autres, comme toujours. Je vais sonner à la porte et le carillon fait trainer quelques notes. Des bruits sourds s'éclaircissent progressivement et deviennent les claquements d'une paire de talons contre le carrelage. On m'ouvre.
– Jeridah Jones, des assurances Tauthalapi, enchanté, madame !
La jeune femme porte bien sa trentaine à peine éclose. Ses yeux hésitent, partent un peu dans tous les sens pendant qu'elle réfléchit. Comme toutes les femmes, elle s'affole vite devant l'imprévu. Finalement, elle prend l'air soulagé d'un enfant qui a résolu un problème et ouvre la bouche. Je sais déjà ce qu'elle va me dire : elle va me parler de son mari. Elles s'en remettent toujours à leur mari.
– Mon époux rentre vers 6 heures. Vous devriez…
– En fait, madame, c'est vous que je suis venu voir. Aucun souci à vous faire, aucune crainte, je n'ai rien à vous vendre. C'est un simple questionnaire de satisfaction. Cela ne vous prendra que 5 petites minutes.
– Eh bien, euh… J'imagine que c'est d'accord, alors. Entrez, monsieur Jones.
Elle s'écarte en ouvrant la porte et se colle contre le mur. Les globes de sa poitrine tendus devant elle encombrent la moitié de la largeur du couloir et, pour entrer, je suis presque obligé de me tourner sur le côté. Comment font les femmes, pour vivre avec des trucs pareils accrochés à elles, je ne l'ai jamais compris ! Pas plus que je ne comprends les architectes qui s'obstinent à faire des couloirs trop étroits ! Ils n'ont pas une ou deux secrétaires sous la main, une fille ou une épouse pour prendre des mesures ?
La jeune dame referme la porte et repasse devant moi, en crabe, le dos à la paroi. Puis elle reprend une démarche normale et me précède. J'en profite pour laisser mes yeux descendre vers son bassin qui ondule gentiment sous sa jupe. Cette fille est vraiment appétissante et elle sait le mettre en valeur avec sa jolie démarche, bien droite et le front dégagé, élégante sans être hautaine.
Elle m’emmène dans un salon tellement impeccable que, si une poussière surgissait, elle irait se cacher elle-même de honte. La plupart des femmes sentent bien qu’elles sont faites s’occuper d’un foyer, alors elles y mettent d’autant plus de cœur. C'est une vraie satisfaction pour elles, malheureusement.
– Monsieur Jones, je vous présente Paula, une amie qui est venue prendre le thé. Monsieur souhaite me poser quelques questions…
– Rien de bien méchant, rassurez-vous, juste quelques questions d’ordre privé !
Paula, une jolie blonde à l'air mutin, m'accorde un sourire et, comprenant le sous-entendu, se lève poliment. Je remarque son petit regard circulaire au moment de se redresser. Un tic de femme. Avec leurs seins posés devant elles, le tiers inférieur de leur champ de vision est obstrué et, une fois debout, elles ne peuvent plus distinguer ce qu'il y a devant leurs pieds. Elles prennent vite l'habitude de toujours repérer les lieux à l'avance, pour situer les obstacles.
– Je te laisse, ma chérie, de toute façon, je dois y aller, il y a le diner à préparer, les enfants à aller chercher à l'école… Enfin, tu sais ce que c'est. Enchantée d'avoir fait votre connaissance, monsieur Jones.
Paula me serre distraitement la main et va faire la bise à son amie ; les paires de mamelles s'écrasent brièvement l'une contre l'autre pour que les joues puissent se rejoindre. Sa visiteuse partie, mon hôtesse m'offre un siège, me propose un café, que je décline, et se verse un thé.
– Prenez au moins une douceur, je viens de les faire.
Je n'ai pas faim, mais je goute un biscuit, par curiosité. Excellent, comme je m'y attendais. Ça se sent toujours quand elles cuisinent avec amour.
– La société Tauthalapi, que je représente, est mandaté par l'Office National Identiteur afin de procéder à une vérification systématique des sujets ayant subi une féminoplastie rectificative… En somme, je viens simplement contrôler si tout se passe comme vous le voulez dans votre vie. Rien de compliqué, vous le voyez.
Elle hoche la tête en pinçant un peu les lèvres. Elles n'aiment jamais quand on leur rappelle qu'elles n'ont pas toujours été ces belles poupées soigneuses, emballées dans leurs robes, dans leur lingerie et dans tous leurs tralalas de femmes, et décorées de mise en plis irréprochables et de maquillage. Elles s'investissent tellement dans leurs petites vies d'épouses ordinaires qu'elles voudraient avoir toujours été comme ça. J'ai l'habitude. Je sors le dossier de mon hôtesse et, armé d'un stylo, j'étale les papiers sur la table basse devant moi.
– Vous avez épousé Noah Patrick le 32 juvian An11-56… Huit ans de mariage déjà, félicitations madame Patrick ! Votre époux est responsable des commandes à la Wilham Co. Quant à vous, vous étiez secrétaire dans cette même entreprise, mais vous avez quitté votre travail après votre mariage. Vous n'avez jamais songé à retrouver un emploi ?
Elle pousse un petit soupir rassuré. Visiblement, elle craignait des questions plus intimes. Ce qu'elle ignore, c'est que ce genre d'entretien est truffé de tous les doubles sens possibles et imaginables. Les psychologues de notre compagnie ont peaufiné chaque question. Par exemple, là, ils nous ont dit qu'une femme songeant à quitter son foyer chercherait d'abord à s'assurer un moyen de subsistance, en trouvant un travail. C'est logique. Enfin, c'est ce qu'ils disent, parce que, bien entendu, c'est quelque chose qu'on ne voit jamais.
Finalement, le visage de la fille s'éclaire d'un grand sourire et elle passe un regard sur la pièce qui l'entoure.
– Un travail ? Je n'aurais pas le temps, voyons, il y a tant à faire. Et puis Noah gagne ce qu'il faut pour nous faire vivre correctement…
Loupé ! Mais ce n'est que le début.
– Votre mari, justement. Traditionnellement, il revient vers quelle heure, le soir ?
– Comme je vous l'ai dit, vers six heures. Sauf le vendredi où il passe un moment au bar avec ses amis. Vous savez comment sont les hommes !
Un soir par semaine, c'est pour regarder le sport à la télé du bistrot. Quand ils vont aux filles, ils s'absentent plus souvent. Mais ça ne change pas grand-chose. De toute façon, dès qu'elles sont mariées, ces idiotes pardonnent tout !
– Vous avez deux enfants, je crois ? Ils vont à l'école ?
Là, ce n'est plus un sourire qui éclaire son visage, c'est un projecteur qui vient de s'allumer sur sa figure !
– Jéréboy vient d'entrer en primaire. Il a sept ans ! Marie-Jolie n'a que trois ans, c'est encore trop tôt. Là, elle fait la sieste dans sa chambre.
Aïe, elle pose la main sur son ventre ! Pas ça, surtout pas ça…
– Quant au petit suivant … On ne sait même pas encore si c'est une fille ou un garçon !
Foutremerde de bordel à connes ! Je la félicite avec un grand sourire dégoulinant d'hypocrisie.
– Je vois là, madame, que vous êtes née sous le nom de Donovan le 13 folabe An11-32. À 18 ans, l'orientation du lycée vous a conseillé une féminoplastie pour changer de sexe et vous êtes devenue Donabelle. J'imagine qu'après ça vous avez eu des problèmes avec les autres filles de votre entourage. Souvent, elles se montrent vindicatives avec les nouvelles. C'est bien ça, n'est-ce pas ?
– Ah non, voyons ! Ça c'est très bien passé au contraire. Je suis restée amie avec plusieurs d'entre elles.
Comme toujours. On a beau leur tendre la perche, leur raconter de belles fables faites pour ça, elles nous contredisent toujours ! J'en ai assez, ça ne sert à rien. Sur un coup de tête, je passe directement à la dernière question :
– Entre nous, qu'est-ce que vous regrettez, de votre vie masculine ?
Pendant cinq bonnes minutes, son front se plisse. Ses yeux se rassemblent dans la concentration. Puis c'est comme si tout son regard se vidait d'un coup.
– Je ne vois pas, monsieur Jones… Je devrais regretter quelque chose ?
Vraiment, c'est inutile de poursuivre.
– Eh bien, c'est excellent, madame, j'ai tout ce qu'il me fallait. Les assurances Tauthalapi vous remercient et vous souhaitent une bonne journée.
En partant de chez elle, alors qu'elle referme la porte sur sa petite vie si propre et si parfaite, je ne peux pas m'empêcher de lui en vouloir. Encore une ! Encore une qui passe son temps à briquer chez elle, à faire de bons petits plats, à s'occuper amoureusement de ses enfants et à chouchouter son petit mari, adorablement contente de son existence adorable de femme au foyer adorable.
De toute façon, presque toutes les femmes sont comme ça. Il y a bien quelques aventurières qui renoncent au mariage pour s’amuser à distraire les maris des autres, et des maris qui s’offrent avec elles de petites évasions de temps en temps, mais ça ne va jamais chercher loin. Les hommes sont des hommes et les femmes sont des femmes et c'est ainsi que le monde est fait, depuis toujours.
C'est vrai, il y a toujours eu des hommes qui avaient un peu plus de mal que les autres à être des hommes et c'est pour eux qu'il y a quelques années, le gouvernement a mis en place le programme de féminoplastie. Sur le coup, il y a eu des inquiétudes. Et si les garçons transformés en femme venaient à le regretter ? Est-ce que ça ne risquait pas de mettre du désordre dans notre monde si bien réglé ?
Pour rassurer les gens, le gouvernement fit appel à la Tauthalapi. Contre une prime annuelle, l'assurance s'engageait à aménager une nouvelle vie aux transformés qui en ressentiraient le besoin. Nous devions les accompagner pour qu'ils s'adaptent à leur corps. Ça a été de l'argent gagné facilement, pour la compagnie… puisque personne n'a jamais utilisé cette garantie !
Par acquit de conscience, la compagnie avait tout de même mis en place une équipe d'enquêteurs chargée de vérifier si, sous les apparences, il n'y avait pas tout de même quelques problèmes nécessitant une intervention. Nous avons contrôlé les premières filles tous les ans, puis nous sommes passés à un contrôle tous les cinq ans, et puis nous avons encore réduit, pour les suivantes, en ne faisant plus qu'un contrôle au cours de leur vie. De toute façon, ça ne changeait rien, les résultats étaient toujours les mêmes ! Il y en avait tout de même qui avaient quelques difficultés, bien entendu, la vie n'est jamais complètement parfaite, mais ce n’était jamais à cause de leur nouveau sexe.
Et là, c'est terminé. Les patrons nous ont prévenus : si nous n'en trouvons pas une qui soit un tout petit peu malheureuse d'avoir été changé en femme, le service d'enquête va être supprimé !
Ces filles s'obstinent tellement à s'apprécier ! Elles aiment leur ventre à bébé, leur tendresse, leurs poitrines plus grosses encore que leurs jolies têtes, leurs rondeurs et leur mollesse accueillante, leurs vies de madame Tout-le-monde, tellement Tout-le-monde que c'est justement ça qui les rend heureuses !
Si bien que, moi, je vais être obligé de me chercher un nouveau travail !



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