Dystopique servitude



C'était dans une de ces petites uchronies qui parsèment les frontières des univers parallèles. Celle-là était un monde brutal et aristocratique, un monde aux lois impitoyables. Mais, étrangement, ce monde avait pris une apparence assez sirupeuse de robe en corolles et de messieurs en costumes bien coupés. Tout, dans l'aspect de cet endroit, semblait s'être échappé d'une comédie musicale des années cinquante.
Ce matin-là, Cymon se réveilla de bonne humeur. Une érection de bon aloi tendait ses draps. Il fouilla dans les jupons de la petite bonniche qui était venu le réveiller. Comme elle n'était pas idiote, elle gloussa d'aise et ne fit pas de caprice. Elle n'ignorait pas que sa valeur marchande était inférieure à celle de la plupart des meubles de cette maison.
Après s'être fait plaisir, Cymon sortit de sa chambre, sans un regard pour la bonniche qui remettait ses vêtements dans la plus grande précipitation, rageant silencieusement contre les fixations de son porte-jarretelles qui refusaient de s'accrocher à ses bas. Elle avait été mise en retard dans son travail et risquait la punition, mais ce genre de détails ne concernait pas le jeune homme.
Dans le couloir, il croisa Cyryl. Cymon et Cyryl se haïssaient, bien entendu. Ils étaient frères jumeaux. Rejetons d'une de ces grandes familles si puissantes, ils savaient que leur place dans l'existence dépendrait de la part d'héritage qu'ils allaient chacun recevoir, au détriment de l'autre.
– Alors, prêt pour la Réduction ? Tu n'as pas trop peur ?
– Peuh ! Ces derniers temps, il n'y a presque plus de sélectionnés. On n'aura à peine de quoi se faire des émotions, tu verras.
La Réduction avait lieu une fois par an, lors d'une grande cérémonie qui rassemblait tous les enfants mâles venant de fêter leur dix-huitième anniversaire. Elle compensait le déficit chronique de naissances féminines, par un changement de sexe imposé aux garçons désignés par le sort. La modification corporelle en elle-même était indolore, mais l'humiliation d'être rétrogradé au rang de femme était redoutée : être du sexe faible n'avait pas grand-chose d'enviable, dans cette société tout entière aux mains des hommes.
Après une rapide collation, les deux frères rejoignirent leur père sur le perron. Impatient d'en avoir terminé, celui-ci faisait les cent pas en les attendant, ses gants beurre frais à la main, le cou un peu gêné par son jabot de cérémonie. À côté se tenait Mélyna, leur mère, soigneusement apprêtée comme toujours, immobile, raidie dans une pose altière, les mains croisées devant elle. Elle était aussi anxieuse et au moins deux fois plus énervée que son époux, mais les dames comme il faut ne manifestent pas ce genre d'émotions. Dans l'allée du parc, la Védusi à double compensateur alignait ses chromes impeccables. Le père s'installa derrière le volant gainé de cuir et les fils, après avoir embrassé la joue de leur mère, prirent place à l'arrière. Dès la porte refermée, le bolide s'élança dans un vrombissement sourd. Il s'éloigna, suivi des yeux par Mélyna, plus émue qu'elle ne voulait le laisser paraitre. Elle tourna les talons avec brusquerie et rentra dans le manoir, croisant sans les voir des domestiques aux yeux prudemment baissés. Bien sûr, elle savait que seuls les hommes assistent à la cérémonie. Son sexe la condamnait à l'attente mais, au lieu de se résigner avec élégance, comme à son habitude, elle retrouvait en elle une révolte qu'elle pensait à tout jamais disparue.
La Réduction évoquait trop de douloureux souvenirs. Elle aussi avait eu dix-huit ans, quand le sort en avait fait une « elle ». Depuis, les années avaient passé, son père l'avait mariée à un parti intéressant, des fils avaient arrondi son ventre et elle avait tout fait pour chasser de sa mémoire le garçon qu'elle avait été et l’homme qu’elle aurait pu être. C'était un sujet que personne n'abordait en sa présence, ni son mari, ni ses amies, pas même ses parents et encore moins ses enfants. La vie avant la Réduction était censée ne jamais avoir eu lieu. Mais, aujourd'hui, voir ses fils risquer le sort qu'elle avait elle-même subi la plongeait au comble de l'exaspération et ses souvenirs ressurgissaient. Comme lors des premières années passées dans ce corps, Mélyna s'en voulait de n'être qu'une femme et d'être tellement impuissante.
Loin de là, avançant à vive allure, la Védusi approchait du grand dôme de verre aux structures métalliques arachnéennes. De vastes portes bordées d’arabesques en fer laissaient entrer des flots de jeunes gens. À l'autre bout, une ouverture plus étroite, nue, servirait de sortie pour ceux d'entre eux désignés par la malchance. Le père serra chacun de ses fils contre lui, détourna les yeux vivement, et s'empressa de rejoindre les gradins bordant l'intérieur du dôme.
Les deux frères croisèrent leurs regards et restèrent immobiles un court instant, comme pour se défier, puis ils empruntèrent crânement la grande allée. Comme chacun des participants, ils allèrent se mettre près d'une des bornes de pierre plantées dans le sol. Le choix des emplacements n'avait pas grande importance. Aucun endroit n'était plus sûr qu'un autre. Au-dessus de leur tête, un complexe jeu de cordages et de poulies se mit en branle, amenant les roulettes. C'était des boules pleines d'un concentré métamorphe. Lorsqu'elles jaillirent des bouches de la grande statue à double visage qui occupait le centre du dôme, tout le monde essaya de les compter. Chacune d'elles allait sceller un destin. Le murmure de voix résonnant sous la voute se calma et s'éteignit pratiquement. Cette année, il y en avait beaucoup. Les roulettes commencèrent leur long trajet, glissant d'une corde à l'autre, passant sans encombre au-dessus de mille têtes. Nul ne pouvait prédire leur chemin, personne ne savait combien de temps une roulette allait durer, avant d'éclater au-dessus de sa victime.
Les premiers hurlements se firent entendre, des hurlements trop aigus, qui n'avaient plus leur place dans cette assemblée d'hommes. Plus personne ne prenait les choses à la légère. Les postures restaient fermes, mais on voyait les regards se creuser. Bien entendu, inutile de fuir ou même de s'écarter, c'était la condamnation assurée. Quand une nouvelle roulette approchait, Cyryl et Cymon, à quelques bornes d'écart, vérifiaient furtivement si l'autre n'en était pas le destinataire et cette bravade leur permettait de ne pas trop penser au risque qu'ils couraient eux-mêmes.
Quand le jet de liquide glacial tomba sur ses épaules, la surprise agrandit le visage de Cyryl. Sa bouche arrondie resta suspendue. Ses yeux commencèrent à suivre la lèpre rose qui se répandait sur sa peau, transformant sa chair en une chair de femme. Au moment où le désespoir s'empara de son visage, le changement de sexe était déjà terminé et Cyryl flottait dans ses vêtements d'homme devenus trop grands.
Cymon n'en menait pas large. C'était la première transformation qu'il voyait d'aussi près et c'était vraiment quelque chose de terrifiant. Pourtant, il n'allait pas jusqu'à avoir de la compassion pour son frère. Dans les grandes familles, la vie est une compétition et les enfants doivent l'apprendre au plus tôt. Depuis tout petit on les élevait l'un contre l'autre, afin de leur durcir l'âme, afin d'en faire des hommes. Pour Cymon, la transformation de Cyryl et sa déchéance en femme, c’était la meilleure nouvelle possible. Il devenait ainsi le dernier mâle de la lignée et tout lui était désormais destiné ! Le froid qui attaqua Cymon à la base du cou le prit complètement au dépourvu. Il mit plus longtemps que son frère à réaliser. C'était impossible. Juste au moment où il touchait au but ! Juste à ce moment-là…


Dans un crissement de gravier, Mélyna gara la compacte près de l'escalier. Cyryle en descendit, étira ses jolies jambes et ajusta soigneusement les plis de sa nouvelle robe, pendant que Cymone s'extrayait de la place arrière. Discrètement, pour la dixième fois depuis qu'elles étaient sorties du coiffeur, Cymone déplia son miroir de poche et contrôla sa permanente. Les jeunes filles venaient d'arriver du pensionnat, où elles avaient été placées trois ans durant afin qu'on leur inculque les règles de leur nouveau sexe. Pour fêter leur retour, leur mère les avaient amenées en ville. Finies les tresses de fillettes et les robes monotones couvertes de tabliers à grands nœuds ! Cyryle et Cymone avaient eu droit à de jolies toilettes froufroutantes, à des coiffures de la toute dernière mode, et même à quelques bijoux. Plus rien en elles n’évoquait la petite fille, elles avaient maintenant des apparences de vraies femmes !
– Regardez-moi cette cocotte qui s'admire encore ! cria Cyryle en jaillissant dans le dos de sa sœur, dans l'espoir de la faire sursauter.
– Peuh, tu es jalouse parce que mes cheveux sont plus beaux que les tiens.
– Cymone ! Va dire aux bonniches de nous préparer le thé et arrête d'ennuyer ta sœur !
– Mais maman, c'est elle qui a commencé !
Mais les récriminations de Cymone étaient inutiles. Depuis toujours, et même du temps où elles étaient garçons, leur mère avait toujours préféré Cyryle. Bien décidée à ne pas laisser la journée s'assombrir à cause de sa mijaurée de sœur, Cymone grimpa joyeusement les marches et trotta d'un pas léger vers l'office.
Les trois femmes s'installèrent dans le petit salon blanc. Elles se disposèrent bien droites sur les sofas de velours, leurs jupes étalées autour d'elles, et se mirent à deviser gaiement, alors qu’une bonniche apportait les tasses.
– Maman, est-ce qu'on organisera un bal ? Je voudrais inviter Halyce et Naomy, je ne les ai pas vues depuis les dernières vacances et j'ai tellement de choses à leur dire !
Cymone pouffa et glissa entre ses dents :
– Dis plutôt que tu as envie de te faire tourner autour par les garçons !
Sa mère fit celle qui n'avait pas entendu mais gratifia tout de même Cymone d'un regard sans équivoque, jusqu'à ce que sa fille se passionne pour les petits gâteaux disposés devant elle. Cyryle revint à la charge.
– Maman, s'il te plait, dis oui.
– Un bal, comme tu y vas ! Avec l'été qui arrive, je dois me débarrasser de Lila et Fifine, qui ont passé l'âge…
La domestique qui les servait laissa flotter ses gestes un court moment. Elle était dans la splendeur de sa trentaine. Mélyna poursuivit, le front rendu soucieux par les problèmes d'argent :
– J'en ai parlé à ton père, mais tu sais comment il est. Cette manie des hommes d'exiger des gamines pour le service ! Comme si ça changeait quelque chose ! Si au moins j'avais un peu de temps, je pourrais les placer d'occasion, mais là… je ne vois que l'usine d'Orlina. Comme vont les choses, je ne sais même pas combien je vais pouvoir en tirer. Et je dois les remplacer par du premier choix !
Le regard de Mélyna passa sur les mines chiffonnées de ses filles. « Elles sont si vives, se dit-elle, si impatientes, ce serait vraiment cruel de les priver. Et puis, il est temps qu'elles aient leurs prétendants. »
– En même temps…
Mélyna laissa trainer ses mots, croisa lentement les jambes et fit délicatement craquer un biscuit entre ses doigts.
– Avec un peu de chance, je pourrais m'arranger avec la tante Fyna. Elle se plaint d'avoir trop de personnel depuis la mort d'oncle Luygo. Elle pourra sans doute me céder quelques tendrons pour un prix modique. Enfin… Il n'est pas impossible qu'il y ait un bal, mes chéries. Mais seulement si votre père est d'accord !
Les deux filles, tout excitées, se jetèrent au cou de leur mère, puis se rassirent bien sagement. Cymone porta le thé à ses lèvres et fit une grimace.
– Lila ! Ce thé est brulant, petite idiote.
D'un geste bref, Cymone souffleta la bonniche, qui attendit un peu puis, voyant qu'elle ne serait pas punie davantage, repris docilement sa place.
– Si tu me les esquintes, n'espère même pas de bal, dit Mélyna à sa fille, avec un sourire complice.
Le babillage des trois femmes passa sur un autre sujet et Lila, un peu en retrait comme il convient, pensa que la journée devait vraiment être plaisante, pour Madame et les Demoiselles, sans quoi elle ne s'en serait pas tirée à si bon compte. Elle repensa ensuite à l'usine. Évidemment, elle en avait une peur bleue. Depuis toute petite, à l'élevage, on lui parlait des usines comme du croquemitaine. Ce sont des endroits qui vous avalent et dont on ne sort plus ! On y reste attachée à une machine, épuisée, sans jamais voir la lumière du jour, soumise au bon plaisir des contremaitres. Bah, se dit Lila pour se raisonner, ce sont sans doute des légendes. De toute façon, être une tout-usage à l'usine, c'est toujours mieux qu'être déjetée. Et puis, les contremaitres sont des hommes comme les autres. Quand ils vous ont fait leur petite affaire, ils vous laissent généralement tranquille. Lila craignait bien plus les femmes et leurs caprices car, durant sa vie de servitude, elle avait souvent constaté à ses dépens que la cruauté des maitresses augmentait à mesure qu'elles s'ennuyaient ou qu'elles avaient des soucis. Lila se reprit. Elle ne devait pas se laisser aller à penser, une bonniche n’est pas faite pour ça. Ça la rend distraite et elle ne réagit plus assez vite quand on lui donne un ordre. Heureusement, pour l'instant, Madame et les Demoiselles parlaient chiffons et elles étaient complètement absorbées par leur conversation.
– Je suis impatiente de montrer ma nouvelle robe à papa, dit Cyryle. À quelle heure rentre-t-il ?
– Oh, tu sais, répondit Mélyna avec un geste de la main évasif, en ce moment, il a souvent des dossiers à terminer, le soir.
Les deux sœurs avaient parfaitement compris mais se gardèrent bien de le montrer. Les dossiers en question devaient se trouver dans les bras de quelque belle maitresse, ou dans les maisons de luxe du quartier d'affaires. Depuis la Réduction, leur père délaissait leur mère, qui faisait bonne figure et n’en parlait jamais, bien entendu. Pour les femmes honnêtes, il est toujours blessant et peu convenable d'aborder de tels sujets. On ne s'étendrait pas plus sur l'état des finances paternelles, même si Cymone et Cyryle avaient surpris assez de confidence à mi-voix pour savoir de quoi il retournait. Papa ne gérait plus ses affaires avec autant de rigueur, il se laissait aller à des investissements risqués et on pensait qu'il perdait beaucoup. En même temps, on disait qu'il dépensait sans compter pour entretenir ses concubines et ses bâtards, loin d'un foyer dont les fils légitimes avaient disparu. Ce qui était certain, c’est qu’il avait largement amputé la pension qu'il versait à sa femme et Mélyna, qui devait entretenir le manoir et tenir le rang de la maison, était bien obligée de s'en débrouiller, en rognant comme elle pouvait. Les emplettes d'aujourd'hui lui avaient couté beaucoup et ses réticences pour le bal n'avaient rien d'une posture.
La porte d'entrée claqua à cet instant. Le pas rapide du père résonna dans le grand hall. Le corps de Mélyna se tendit imperceptiblement, puis elle se leva pour aller accueillir son époux. Les filles s'étaient précipitées, impatientes de retrouver leur papa après ces longs mois de séparation. L'homme voulut embrasser Mélyna sur la bouche, mais elle détourna la tête et ne lui offrit que sa joue.
– Reynald, tu rentres bien tôt, un problème avec tes dossiers ?
Le père ne releva pas, il avait autre chose à faire que se quereller avec sa femme. Il fit tourner ses filles devant lui, félicita leur prestance et leur beauté et les fit rougir en leur disant qu'il allait être temps de leur trouver un époux. Mélyna était intriguée. Sous ce vernis de politesse, elle sentait son mari ailleurs, bien plus loin que dans le lit d'une autre, bien plus loin, même, qu'avec d'autres enfants ayant mieux réussi que les leurs. En lui, il y avait à cet instant quelque chose d'animal. C'est idiot, se dit-elle, c'est comme s'il s’apprêtait à tuer quelqu'un…


Nani libéra le dernier bouton de la robe et sa jeune maitresse la congédia d'un geste. Pas plus consistante qu'une ombre, la domestique disparut par la porte, laissant Cymone enfin seule dans la chambre. Tout son corps se relâcha. Trois ans de dressage presque quotidien lui avaient appris la comédie de la féminité. Elle connaissait les gestes, les mots, les intonations qui faisaient d'elle ce petit être agréable et superficiel : une femme. En la voyant, nul ne pouvait se douter qu'elle avait passé son enfance à jouer au soldat, et non à la poupée. Nul ne pouvait imaginer qu'il y a trois ans de cela, une bonniche se faisait trousser tous les matins dans ce lit. Dire qu'à présent Cymone était condamnée à s'harnacher de gaines, de bas et de jarretelles, de soutien-gorge à armatures, de chaussures à talons et de jupons encombrants. Elle devait s'extasier pour des babioles, elle devait sourire, être vive et charmante, et babiller tout le jour sur des sujets insignifiants. Non seulement elle devait le faire, mais elle devait persuader tout le monde que c'était là sa réelle nature et que tout lui était spontané. Par-dessus tout ça, elle devait en plus se résigner à quémander l'attention des hommes ! Toute son existence, désormais, se passerait par leur entremise. Elle devrait plaire aux garçons pour s'attirer des prétendants, elle devrait plaire à son père pour espérer un beau mariage et elle allait devoir plaire à son mari pour qu'il lui ménage une vie agréable. Cymone se sentait encore bien trop masculine de caractère pour pouvoir supporter ça. Mais cela faisait trois ans qu'elle se disait la même chose, chaque soir, et, malgré tout, elle parvenait chaque lendemain à prolonger l'illusion.
Cependant, même si elle s'appliquait à jouer les délicieuses innocentes, Cymone n'était pas devenue une imbécile en changeant de sexe. Ce soir, elle s'était bien rendu compte de la tension qui pesait sur le repas. Leurs parents avaient à parler et n'attendaient qu'une chose : pouvoir les envoyer au lit, Cyryle et elle. Cymone était inquiète, car elle sentait que ça pouvait la concerner directement.
Cymone fit glisser sa robe et ses jupons, roula ses bas sur ses jambes et, seulement vêtue de sa culotte et de sa combinaison, elle alla ouvrir la fenêtre. La nuit de printemps laissa couler un souffle doux dans la chambre. Des bruits de voix s'entendaient. Ses parents devaient être dans le bureau de papa, juste à l’étage en dessous. Le ton était vif, mais Cymone n'arrivait pas à distinguer les mots. Soudain la porte-fenêtre s'ouvrit sur Mélyna qui se mit à faire les cent pas sur le grand balcon. Reynald la rejoignit et la prit par les épaules, dans un geste de tendresse inhabituel. Elle se dégagea sèchement.
– Comment peux-tu…
– Très bien, petite sotte, alors dis-moi ce que tu ferais à ma place. Le tarvenu Henrii Rahiiadès a racheté mes créances ! D'un claquement de doigt il peut me pousser à la faillite. Notre famille va tomber, ma Lynette. Pour moi, ce sera la prison et, pour toi et les filles, ce sera la saisie et puis la mise en vente. Vas-y, donne-moi ta solution !
Mélyna tapa du pied par terre. La colère en elle, trop longtemps réprimée, était en train de faire craquer ses résignations de femme, et son visage parcouru de larmes semblait contenir plusieurs émotions à la fois. Comme une sorte de figure tragique, Mélyna était en même temps soulevée par un vent libérateur et terrorisée par la vigueur masculine qui revenait l’habiter.
Cymone devinait facilement ce que vivait sa mère. Il faut avoir été un homme et avoir subi le poids d'un corps de femme pour comprendre. Sans bruit, la jeune fille s'allongea par terre, ne laissant dépasser que son regard, afin de continuer à épier sans être vue. Mélyna s'approcha de son époux et planta son index sur sa poitrine.
– C'est un peu facile, tu ne trouves pas, de venir te réfugier dans mes jupons après avoir tout raté ! Avec ce que tu possédais et ce que je t'avais apporté en dot, tu avais dix occasions de fonder un empire. J'étais là, je voyais les opportunités se présenter à toi, mais tu ne faisais rien, que barboter dans ta médiocrité, et moi je devais te laisser faire avec un gentil sourire ! Et, après la Réduction, tu n'as même plus été capable de ça ! Tu t'es ruiné stupidement ! Et maintenant, tu oses me demander quoi faire ? Tu n'es qu'un minable, Reynald, tu ne mérites pas d'être un homme !
– Tais-toi, Lynette ! Tu ne peux pas comprendre ! La Réduction t'a pris deux fils, c'est vrai, mais à moi, elle m'a pris bien plus que ça ! J'ai perdu… ma succession ! La descendance à qui je devais tout transmettre ! Plus rien n'avait de sens après ça ! On ne peut pas prendre ça à un homme !
La gifle surgit, clouant de surprise aussi bien Reynald, qui venait de la recevoir, que Mélyna qui venait de la donner. Les poings de Reynald se serrèrent, ses épaules s'élargirent. Mélyna, troublée, attendit les coups. Ils ne vinrent pas. Reynald repris, d'une voix douce :
– Après tout, si tu te sens mieux en me mettant tout sur le dos… Mais ce qui est fait est fait, ma Lynette. Rahiiadès ne s'intéresse pas à l'argent. Il veut épouser une de nos filles, pour faire entrer son nom dans les grandes familles.
– Mais pourquoi exiger qu'on se… qu'on se débarrasse de l'autre ?
– C'est un tarvenu, Lynette. Il n'est pas idiot, il sait bien que, s'il existe une branche collatérale légitime, avec une descendance, même par les femmes, il risque un procès en contestation d'héritage. Et il perdrait tout. Ce ne serait pas la première fois qu'un tarvenu se ferait ainsi dépouiller et renvoyer dans la plèbe ! La fille que nous lui donnerons devra être fille unique, et moi… je dois faire disparaître sa sœur.
– Mais enfin ! Reynald ! Et si on se contentait de la stériliser ?
– Lynette ! Elle pourra toujours adopter ! N'importe quel cadet insignifiant d'une grande famille pourrait s'attaquer à Rahiiadès ainsi. Il ne peut pas négliger une pareille menace ! Je suis leur père, la loi me donne tous les droits sur mes filles. Je peux les traiter comme bon me semble sans avoir à me justifier et Rahiiadès me laisse régler ça comme je l'entends. Il me laisse même choisir celle que je vais lui donner pour femme… Crois-moi, vu notre position, c'est plutôt magnanime de sa part.
Un moment, Mélyna sembla sur le point de hurler, mais elle se contint et repris d'une voix presque douce :
– Comment comptes-tu faire avec… celle en trop ?
– Inutile d'être plus cruel que nécessaire. Si une femme tombe dans les chaines, elle perd définitivement tous ses droits familiaux. Nos filles sont jeunes, jolies, elles sont instruites. Avec un peu de chance, celle qui sera vendue aura une vie assez confortable, enfin, au moins les premières années…
Mélyna s'était complètement reprise. Elle avait visiblement admis l'idée terrible qu'ils allaient être obligés de sacrifier un passager pour sauver le navire. Une fois posé cela, la situation devenait plus claire et seul comptait désormais l'intérêt de ceux qui restent.
– La vendre ? Ce n'est pas un peu trop, comment dire… trop m'as-tu-vu ? N’y aurait-il pas un moyen d’être plus discrets ?
Le visage de Reynald se fit incertain, comme s'il devait faire face à des images trop horribles pour être affrontées. Il secoua vivement la tête.
– Bah ! Les grandes familles s’amollissent trop facilement ! Un exemple spectaculaire de temps en temps ne peut faire que du bien. Tu verras, Mélyna, une fois connue la mise en vente, notre nom en sortira plus puissant.
– Si tu le dis… Mais… Comment allons-nous faire pour choisir celle qui…
– Je ne sais pas… Je ne sais pas… Tu as toujours eu un faible pour Cyryle. De mon côté, tu sais que je préfère plutôt Cymone. Mais ce sont nos enfants toutes les deux, après tout. Je ne sais pas…
Mélyna leva les yeux au ciel.
– Soit ! Demain, tu les feras appeler dans ton bureau. Celle qui passe la porte la première sera désignée pour la servitude. La seconde se mariera. Cela te convient ?
Reynald la regarda, dérouté. Son épouse avait repris tellement vite son aisance habituelle, s’accommodant avec tant de facilité de l’inadmissible pour en faire une situation qui semblait soudain normale. Cela lui faisait un peu peur. Il donna son assentiment à la proposition de sa femme en hochant simplement la tête. Au moment de rentrer, elle se colla à lui et lui chuchota quelque chose à l'oreille. Elle prenait son bras, comme une femme se comporte avec son époux, et Reynald eut un bref sourire. Il dit d'une voix chaude :
– C'est d'accord !
Ils rentrèrent et fermèrent la porte-fenêtre. À l'étage au-dessus, Cymone bascula silencieusement sur le dos, les mains sur sa bouche pour ne pas crier.


Le petit déjeuner se déroula dans une atmosphère joyeuse totalement factice ! Seule Cyryle semblait échapper un peu à l'écrasante lourdeur des arrière-pensées. Vers 10 heures, on sonna à la porte. Un monsieur en costume, avec de petites lunettes rondes et un porte-documents sous le bras se présenta comme agent commercial de la Gynérale Faborges. Il était accompagné par deux hommes aux mines épaisses. Reynald les fit entrer dans son bureau et referma la porte.
– La Faborges ? demanda Cyryle en s'asseyant sur le canapé à côté de Cymone. Papa compte acheter du haut de gamme ? Tu crois que je pourrais avoir une caprice pour moi toute seule ?
Cymone ne répondit rien. La porte du bureau s'ouvrit et leur père les appela. Sous le regard de leur mère, Cymone et Cyryle s'engagèrent dans le couloir. Au moment de passer la porte, Cymone s’effaça devant sa sœur qui entra la première. Cymone la suivit dans le bureau et referma la porte, donnant le signal aux deux manutentionnaires.
En professionnels efficaces, ils se saisirent de leur captive, lui lièrent les mains dans le dos et attachèrent à ses chevilles une chainette solide, assez longue pour permettre la marche, mais trop courte pour lui laisser l'espoir de fuir. Parfois, les nouvelles faisaient ce genre de tentatives. La pauvre fille avait d'abord poussé quelques cris, avant de prendre une expression sidérée. Elle refusait encore d'admettre que ça lui arrivait à elle. En prévision du moment où elle allait se mettre en tête que supplier pouvait servir à quelque chose, ils la bâillonnèrent solidement. Elle fit quelques gestes dérisoires, tendit son corps pour aller vers son père, mais les mains des hommes restaient sur elle et ils la maintinrent en place. Elle trépigna ensuite un peu, espérant au moins attirer l'attention, inutilement. Sa sœur regardait fixement son père et son père signait les derniers papiers, en complétant les contrats du nom de celle dont il se séparait. Après ça, elle se tint tranquille, à peine agitée par quelques courtes bouffées de résistance, guère plus que des réflexes, qui la prenaient quand la peur en elle devenait trop étouffante.
L'homme à lunettes rondes sortit de sa sacoche un tampon encreur, fit tourner les lettres pour former un nom de servitude provisoire, puis écrasa le tampon sur la nuque de la jeune fille, la marquant d'un « Sissi » écarlate.
Sissi retraversa le salon, encadrée par les deux hommes qui la tenait par les bras. Elle aurait voulu voir sa mère une dernière fois, mais Mélyna s'était éclipsée. Sur le perron, l'agent commercial et son père se serrèrent la main et, sous le regard de sa sœur, on fit grimper Sissi à l'arrière d'une Goulba familiale aux couleurs de la Faborges. Le véhicule démarra. Par les vitres, Sissi regardait le manoir s'éloigner.
Le trajet dura plus d'une heure. Sissi jetait régulièrement des coups d'œil en direction des trois hommes. Effarée de douleur, elle s'attendait à trouver des faces ruisselantes de cruauté, des monstres en train de se délecter de sa souffrance. Mais ils avaient d'honnêtes têtes de pères de famille et, sauf pour la contrôler de temps en temps, ils ne s'occupaient pas d'elle. Ils regardaient le paysage et ils parlaient entre eux, de tout et de rien. Pourquoi le désespoir de Sissi les aurait-il intéressés ? Pour eux, la fille était juste un colis de plus à aller chercher, c'était leur train-train quotidien. Qu'elle soit malheureuse était dans l'ordre des choses. Tout ce qui comptait, sans doute, c'était qu'elle se contente de subir sans les fatiguer avec des gémissements et des larmes. Étrangement, Sissi trouvait cette indifférence plus effrayante encore qu'une manifestation grossière de sadisme.
Ils se retrouvèrent au milieu des buildings, dans le quartier même où, la veille seulement, Sissi avait fait ses achats. Ils descendirent devant l'immeuble de la Gynérale Faborges et traversèrent le grand hall de marbre rempli de clients, de réceptionnistes et d'employés affairés venus des étages. Ils passèrent derrière une rangée de colonnes, parce que les marchandises devaient emprunter un ascenseur spécial.
L'ascenseur s'arrêta au 9ème étage et Sissi fut livrée dans une petite pièce grise à deux robustes femmes qui la détachèrent et la déshabillèrent entièrement. Ses vêtements et ses chaussures furent emballés dans un paquet sur lequel on marqua l'adresse de sa famille. Sa sœur pourrait se pavaner dans sa jolie robe ! Sissi passa ensuite dans une salle d'examen ou des femmes en blouse blanches scrutèrent soigneusement son corps, prenant toutes sortes de mesures et remplissant un épais formulaire. Lorsque ce fut terminé, elles se mirent contre le mur et attendirent sans prononcer un mot, pendant un moment qui sembla interminable à Sissi. Un grand gaillard en blouse blanche entra finalement, faisant sursauter la captive qui n'avait jamais été nue devant un homme. En rougissant, elle cacha du mieux qu'elle pouvait ses seins et son pubis, mais l'homme ne sembla pas, au premier abord, faire vraiment attention à elle. Il commença par viser rapidement le formulaire et discuta un peu avec les examinatrices. Ensuite seulement il se tourna vers Sissi. Les femmes s'étaient rapprochées et entouraient la jeune fille, sans doute pour prévenir tout geste de résistance. L'homme lui posa des questions rapides, des questions qu'elle avait du mal à comprendre. À cet instant, elle aurait presque pu se montrer superbe, cracher tout son orgueil au visage de ce rustre, être comme un héros dont l'honneur coule dans les veines, quel qu'en soit le prix. Mais Sissi était tellement perdue, elle avait froid et elle avait honte, et tout s'enchainait si rapidement… Elle s'entendit elle-même répondre d'une voix morte et docile. Après ça, l'homme enfila un gant de plastique et ce fut l'examen médical, qui se termina sur la table gynécologique !
En larmes, Sissi fut emmenée au 32ème étage, dans les grandes salles de préparation de la supergamme luxe. La meilleure catégorie. Il y avait là une trentaine d'autres filles, de 15 à 25 ans. La plupart étaient des bâtardes de haute lignée, qui s'étaient mises à encombrer, ou que leurs mères avaient vendues afin de s'assurer un petit pécule pour leurs vieux jours. Il y avait aussi des maitresses en disgrâce, quelques filles qui sortaient directement des élevages de prestige et, enfin, des spécimens qui n'appartenaient à aucune autre catégorie, comme Sissi. Beaucoup d’entre elles, surtout parmi les bâtardes, étaient des garçons transformés, certaines tout récemment.
La préparation était assez élémentaire. Les filles passaient leurs journées et leurs nuits entièrement nues. Pour dormir, elles étaient rassemblées dans une salle tiède, sur des matelas au sol, sans couvertures. Une sonnerie à six heures les précipitait sous les douches, aiguillonnées par les légers coups de cravache que les surveillantes distribuaient généreusement sur les cuisses et les fesses. Elles avalaient ensuite leur unique repas de la journée, un brouet diététique et sans gout – comme on le sait, une faim légère retend la peau et rend plus réceptive – puis elles allaient aux loges se maquiller.
Elles passaient le reste de la matinée avec des professeurs qui leur apprenaient à défiler avec grâce, en affichant des sourires de concours de beauté. Ces entrainements d'élégance, c'était les seuls moments de la journée où elles pouvaient porter des vêtements.
Le début d'après-midi se passait avec des employés de tous âges venus des bureaux voisins, jamais les mêmes. Pendant une demi-heure, sous le regard des surveillantes, les filles se faisaient observer sous tous les angles et palper par ces Monsieur-tout-le-monde ravis de l'aubaine. Si certaines filles avaient l'habitude d'être traitées ainsi, beaucoup étaient encore bien trop pudiques et elles devaient s'habituer à rester tranquilles pendant que des inconnus évaluaient leur corps. Il ne s'agissait pas qu'elles renâclent, le jour de la vente, si un acquéreur voulait tester la fermeté d'une courbe ou vérifier un détail intime.
Le reste de l'après-midi, elles suivaient un programme de sport personnalisé, destiné à raffermir un peu les chairs disgracieuses que les femmes cachent souvent sous leurs vêtements. Après cela, elles étaient ramenées dans leur dortoir où, assises par terre, elles devaient écouter une surveillante leur exposer par le détail ce qu'elles avaient à connaître sur la servitude : les différentes catégories de marchandises, leur usage habituel, et le parcours qu'elles pouvaient craindre, parmi toute cette nomenclature. Pour l'instant, elles étaient privilégiées, elles se trouvaient au sommet de la pyramide, elles étaient des produits de standing ! Elles seraient mannequins, modèles, caprices à demoiselle ou poupamours pour homme riche. Tout en bas, c'était les déjetées, presque sans valeur, destinée aux emplois à périssables, aux laboratoires, ou pire… Tout objet de luxe qu'elles étaient, leur place dans la vie était fragile, et on leur faisait bien comprendre que bien peu, parmi elles, parviendraient à se maintenir plus de quelques années dans la supergamme. On leur faisait aussi bien comprendre que celle qui manquait de bonne volonté allait dégringoler encore plus vite que les autres !
La journée se terminait par la veillée. Trois ou quatre filles, tous les soirs, devaient faire le récit de leur existence à toutes les autres, jusqu'au moment où elles avaient terminé là. C'était difficile, pour celles qui étaient désignées, mais elles étaient encouragées à parler librement. Elles avaient droit aux larmes et pouvaient même exprimer leurs véritables sentiments. Certaines allaient jusqu'à dire leur colère devant le sort qu'on leur faisait et elles n'étaient pas punies. Quand elles avaient fini, La surveillante prenait souvent un petit moment pour tirer avec le groupe un enseignement de ce qui venait d'être raconté, quelque chose d'utile à leur future vie de servitude. Finalement, tout ça était assez démoralisant et c'était bien le but recherché. Il fallait inciter la marchandise à se résigner à son sort. Plus de la moitié des supergamme luxe arrivait à la vente sans avoir subi de dressage, ni la moindre génomie. C'étaient les contraintes du haut de gamme. La Faborges faisait dans le sur-mesure, elle proposait des pièces originales, et il fallait s'assurer d'un minimum de conditionnement pour que les filles fassent bonne figure, le jour de la vente.
À 10 heures, la journée prenait fin, on faisait avaler un somnifère aux filles et on les laissait dans le noir, jusqu'au lendemain.
Sissi fut mise en vente lors de la quinzaine qui suivit son arrivée. Les deux derniers jours furent consacrés aux essayages des robes de présentation. Ce serait une vente aux enchères à prix minimum, avec quatre défilés pour les candidates – robe de jour, maillot de bain, robe du soir et pleine nudité – suivis d'examens individuels pour celles qui seraient réclamées. Les examens se passeraient en alcôve, accompagnés d'un agent commercial. Un catalogue avec photos et notices descriptives des lots proposés à la vente serait gracieusement distribué au public. Les candidates recueillant des propositions d’achat inférieures aux attentes seraient retirées de l'enchère et remise ultérieurement en vente, mais dans une catégorie inférieure. Les candidates savaient qu’elles devaient faire tout leur possible pour éviter cela. Être décotée, c’était la pire des manières de commencer leur nouvelle existence…
Le jour de la vente, Sissi profita d'un moment où personne ne s'occupait d'elle, et elle s'approcha des rideaux fermant les coulisses du défilé. Sans se faire voir, elle glissa un œil en direction de la salle où le public s'installait. Il y avait là toute la meilleure société, joyeuse et endimanchée, en complet sur mesure et robe des grandes occasions. Il est toujours bon de se montrer à une vente de la Faborges. Dire qu'il y a peu encore, Sissi aurait été assise là, et elle aurait plaisanté avec ces gens ! Elle avait craint par-dessus tout de reconnaitre des visages familiers et, bien évidemment, c’est ce qui arrivait. Ici un associé de son père, là une voisine, derrière des amies de sa sœur, et dans ce coin… Oui, c'était des camarades de classe, du temps où Sissi était un garçon. Ses amis, à l'époque ! Il y avait même un de ses anciens professeurs ! Le monde des grandes familles est petit et sa déchéance devait être connue de tous, à présent. Une surveillante tapota doucement l'épaule de Sissi avec sa cravache. Elle lui tendit un gobelet.
– Tiens, bois ça ! C'est un euphorisant léger. Ça t'aidera à sourire. Va rejoindre les autres, ça va commencer.


L'horloge du salon fit retentir vingt heures. Le téléphone sonna. Reynald se leva pour décrocher, écouta sans mot dire, puis remercia brièvement.
– Quant au chèque, vous n'aurez qu'à le faire déposer à mes bureaux. Bonsoir.
Il raccrocha et rejoignit sa femme et sa fille assises devant la grande cheminée. Il dit simplement :
– C'était la Faborges.
– Oh, Papa, je meurs d'impatience. Dis-moi, par qui a-t-elle été achetée ?
Le ton de la jeune fille était un mélange incertain de plaisir et d'inquiétude. Elle ne savait pas vraiment elle-même ce qu’elle était censée ressentir, ni ce qu’elle cherchait réellement à savoir en questionnant son père. Incontestablement, la déchéance de sa sœur aurait dû la combler, mais, d'un autre côté, elle aurait été soulagée que son père lui annonce une très grosse somme. À tout prendre, c'était mieux, pour Sissi. Les objets de valeur ont souvent un sort plus enviable et ils sont sacrifiés moins facilement, bien entendu. Ce genre d'idées mettait la jeune fille mal à l'aise. Elle n'avait jamais cherché à voir les choses du point de vue de ces personnes vouées à les servir. Jusque-là, pour elle, c'était juste des objets humains, périssables et punissables à l'envi. Mais, là, elle en arrivait à se demander ce qu'avait ressenti sa sœur, lors de cette vente. Comment peut-on supporter d'être promenée nue devant les gens ? Comment peut-on accepter d'être évaluée comme un meuble ? Achetée comme un produit de consommation et jetée quand on ne sert plus ? Elle se rassura en se disant qu'elle-même n'aurait jamais pu. Seuls les êtres faibles sont capables d'accepter ça. Elle secoua légèrement la tête, et décida de ne plus s'encombrer de pensées de cette sorte. Malgré tout, il restait la curiosité.
– Papa, peux-tu me dire ?
Reynald continuait à serrer les mâchoires en regardant le feu. Mélyna posa sa main sur le genou de sa fille.
– Cyryle, n'importune pas ton père. Ce qui compte, maintenant, c'est de nous occuper de ton mariage.
Bien sûr, Mélyna avait dû choisir, ce soir-là, sur le balcon, quand elle avait vu du coin de l'œil que la fenêtre de Cymone était ouverte, un étage plus haut. Elle avait été jeune fille et savait qu'écouter aux portes devient vite une seconde nature, lorsque toutes les décisions de votre vie se prennent sans vous. Au dernier moment, elle avait retenu Reynald, pour lui chuchoter à l'oreille : « Après tout, il serait dommage de punir la plus empressée à t'obéir. Inversons. La première à entrer dans ton bureau aura le mariage, celle qui passera la porte en second sera vendue, d'accord ? » Elle avait pris son bras, comme une femme se comporte avec son époux, et Reynald avait eu un bref sourire. Il avait répondu d'une voix chaude : « C'est d'accord ! »
C'était seulement un pari, c'est vrai. Mélyna n'avait aucun moyen de savoir si son stratagème allait fonctionner. Elle n'était même pas certaine que Cymone les épiait vraiment, à cet instant. Mais elle avait souhaité de toutes ses forces que ce soit le cas et cela seul comptait pour elle. Mélyna n’avait pas coutume de se voiler la face : elle avait trahi sa fille, en toute conscience. Jusqu'à son dernier jour, elle garderait en elle cette brulure, mais elle ne s'abaisserait jamais à la regretter ! De toutes les solutions possibles, celle-là avait été la meilleure.
La compagnie familiale, recapitalisée et placée sous la direction de son futur gendre, allait enfin pouvoir tenir ses promesses. Cyryle avait l'air d'apprécier son futur époux, malgré le fait qu'il était plus proche de l'âge de ses parents que du sien. Quant à Mélyna, elle avait trouvé en Henrii Rahiiadès un homme intelligent et décidé et ils s'étaient tout de suite mutuellement appréciés. Bien sûr, Henrii ne prendrait jamais la place de son mari et ne remplacerait pas ses fils, mais il semblait pouvoir être ce prolongement masculin que Mélyna avait vainement cherché en Reynald. À bien y réfléchir, il était presque aussi flamboyant que l'avait été Cyryl, avant que la Réduction enferme son fils dans le rôle d'une femme.
Bien sûr, Mélyna gardait en tête que, quelque part, le corps de Cymone continuait à exister. Cependant, pour elle, ce n'était rien de plus qu'une apparence de chair à l’image de sa fille. La servante qui était dans ce corps ne comptait pas ! Son enfant était définitivement partie. Cette enfant qu'elle avait aimée, malgré tout… Pourtant, aux yeux de Mélyna, Cymone n'était pas vraiment morte. Pour toujours, elle vivrait dans les souvenirs de sa mère.

 




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