Ce
matin-là, Cymon se réveilla de bonne humeur. Une érection de bon
aloi tendait ses draps. Il fouilla dans les jupons de la petite
bonniche qui était venu le réveiller. Comme elle n'était pas
idiote, elle gloussa d'aise et ne fit pas de caprice. Elle n'ignorait
pas que sa valeur marchande était inférieure à celle de la plupart
des meubles de cette maison.
Après
s'être fait plaisir, Cymon sortit de sa chambre, sans un regard pour
la bonniche qui remettait ses vêtements dans la plus grande
précipitation, rageant silencieusement contre les fixations de son
porte-jarretelles qui refusaient de s'accrocher à ses bas. Elle
avait été mise en retard dans son travail et risquait la punition,
mais ce genre de détails ne concernait pas le jeune homme.
Dans
le couloir, il croisa Cyryl. Cymon et Cyryl se haïssaient, bien
entendu. Ils étaient frères jumeaux. Rejetons d'une de ces grandes
familles si puissantes, ils savaient que leur place dans l'existence
dépendrait de la part d'héritage qu'ils allaient chacun recevoir,
au détriment de l'autre.
–
Alors, prêt pour la Réduction ? Tu n'as pas trop peur ?
–
Peuh ! Ces derniers temps, il n'y a presque plus de
sélectionnés. On n'aura à peine de quoi se faire des émotions, tu
verras.
La
Réduction avait lieu une fois par an, lors d'une grande cérémonie
qui rassemblait tous les enfants mâles venant de fêter leur
dix-huitième anniversaire. Elle compensait le déficit chronique de
naissances féminines, par un changement de sexe imposé aux garçons
désignés par le sort. La modification corporelle en elle-même
était indolore, mais l'humiliation d'être rétrogradé au rang de
femme était redoutée : être du sexe faible n'avait pas
grand-chose d'enviable, dans cette société tout entière aux mains
des hommes.
Après
une rapide collation, les deux frères rejoignirent leur père sur le
perron. Impatient d'en avoir terminé, celui-ci faisait les cent pas
en les attendant, ses gants beurre frais à la main, le cou un peu
gêné par son jabot de cérémonie. À côté se tenait Mélyna,
leur mère, soigneusement apprêtée comme toujours, immobile, raidie
dans une pose altière, les mains croisées devant elle. Elle était
aussi anxieuse et au moins deux fois plus énervée que son époux,
mais les dames comme il faut ne manifestent pas ce genre d'émotions.
Dans l'allée du parc, la Védusi à double compensateur alignait ses
chromes impeccables. Le père s'installa derrière le volant gainé
de cuir et les fils, après avoir embrassé la joue de leur mère,
prirent place à l'arrière. Dès la porte refermée, le bolide
s'élança dans un vrombissement sourd. Il s'éloigna, suivi des yeux
par Mélyna, plus émue qu'elle ne voulait le laisser paraitre. Elle
tourna les talons avec brusquerie et rentra dans le manoir, croisant
sans les voir des domestiques aux yeux prudemment baissés. Bien sûr,
elle savait que seuls les hommes assistent à la cérémonie. Son
sexe la condamnait à l'attente mais, au lieu de se résigner avec
élégance, comme à son habitude, elle retrouvait en elle une
révolte qu'elle pensait à tout jamais disparue.
La
Réduction évoquait trop de douloureux souvenirs. Elle aussi avait
eu dix-huit ans, quand le sort en avait fait une « elle ».
Depuis, les années avaient passé, son père l'avait mariée à un
parti intéressant, des fils avaient arrondi son ventre et elle avait
tout fait pour chasser de sa mémoire le garçon qu'elle avait été
et l’homme qu’elle aurait pu être. C'était un sujet que
personne n'abordait en sa présence, ni son mari, ni ses amies, pas
même ses parents et encore moins ses enfants. La vie avant la
Réduction était censée ne jamais avoir eu lieu. Mais, aujourd'hui,
voir ses fils risquer le sort qu'elle avait elle-même subi la
plongeait au comble de l'exaspération et ses souvenirs
ressurgissaient. Comme lors des premières années passées dans ce
corps, Mélyna s'en voulait de n'être qu'une femme et d'être
tellement impuissante.
Loin
de là, avançant à vive allure, la Védusi approchait du grand dôme
de verre aux structures métalliques arachnéennes. De vastes portes
bordées d’arabesques en fer laissaient entrer des flots de jeunes
gens. À l'autre bout, une ouverture plus étroite, nue, servirait de
sortie pour ceux d'entre eux désignés par la malchance. Le père
serra chacun de ses fils contre lui, détourna les yeux vivement, et
s'empressa de rejoindre les gradins bordant l'intérieur du dôme.
Les
deux frères croisèrent leurs regards et restèrent immobiles un
court instant, comme pour se défier, puis ils empruntèrent
crânement la grande allée. Comme chacun des participants, ils
allèrent se mettre près d'une des bornes de pierre plantées dans
le sol. Le choix des emplacements n'avait pas grande importance.
Aucun endroit n'était plus sûr qu'un autre. Au-dessus de leur tête,
un complexe jeu de cordages et de poulies se mit en branle, amenant
les roulettes. C'était des boules pleines d'un concentré
métamorphe. Lorsqu'elles jaillirent des bouches de la grande statue
à double visage qui occupait le centre du dôme, tout le monde
essaya de les compter. Chacune d'elles allait sceller un destin. Le
murmure de voix résonnant sous la voute se calma et s'éteignit
pratiquement. Cette année, il y en avait beaucoup. Les roulettes
commencèrent leur long trajet, glissant d'une corde à l'autre,
passant sans encombre au-dessus de mille têtes. Nul ne pouvait
prédire leur chemin, personne ne savait combien de temps une
roulette allait durer, avant d'éclater au-dessus de sa victime.
Les
premiers hurlements se firent entendre, des hurlements trop aigus,
qui n'avaient plus leur place dans cette assemblée d'hommes. Plus
personne ne prenait les choses à la légère. Les postures restaient
fermes, mais on voyait les regards se creuser. Bien entendu, inutile
de fuir ou même de s'écarter, c'était la condamnation assurée.
Quand une nouvelle roulette approchait, Cyryl et Cymon, à quelques
bornes d'écart, vérifiaient furtivement si l'autre n'en était pas
le destinataire et cette bravade leur permettait de ne pas trop
penser au risque qu'ils couraient eux-mêmes.
Quand
le jet de liquide glacial tomba sur ses épaules, la surprise
agrandit le visage de Cyryl. Sa bouche arrondie resta suspendue. Ses
yeux commencèrent à suivre la lèpre rose qui se répandait sur sa
peau, transformant sa chair en une chair de femme. Au moment où le
désespoir s'empara de son visage, le changement de sexe était déjà
terminé et Cyryl flottait dans ses vêtements d'homme devenus trop
grands.
Cymon
n'en menait pas large. C'était la première transformation qu'il
voyait d'aussi près et c'était vraiment quelque chose de
terrifiant. Pourtant, il n'allait pas jusqu'à avoir de la compassion
pour son frère. Dans les grandes familles, la vie est une
compétition et les enfants doivent l'apprendre au plus tôt. Depuis
tout petit on les élevait l'un contre l'autre, afin de leur durcir
l'âme, afin d'en faire des hommes. Pour Cymon, la transformation de
Cyryl et sa déchéance en femme, c’était la meilleure nouvelle
possible. Il devenait ainsi le dernier mâle de la lignée et tout
lui était désormais destiné ! Le froid qui attaqua Cymon à
la base du cou le prit complètement au dépourvu. Il mit plus
longtemps que son frère à réaliser. C'était impossible. Juste au
moment où il touchait au but ! Juste à ce moment-là…
Dans
un crissement de gravier, Mélyna gara la compacte près de
l'escalier. Cyryle en descendit, étira ses jolies jambes et ajusta
soigneusement les plis de sa nouvelle robe, pendant que Cymone
s'extrayait de la place arrière. Discrètement, pour la dixième
fois depuis qu'elles étaient sorties du coiffeur, Cymone déplia son
miroir de poche et contrôla sa permanente. Les jeunes filles
venaient d'arriver du pensionnat, où elles avaient été placées
trois ans durant afin qu'on leur inculque les règles de leur nouveau
sexe. Pour fêter leur retour, leur mère les avaient amenées en
ville. Finies les tresses de fillettes et les robes monotones
couvertes de tabliers à grands nœuds ! Cyryle et Cymone
avaient eu droit à de jolies toilettes froufroutantes, à des
coiffures de la toute dernière mode, et même à quelques bijoux.
Plus rien en elles n’évoquait la petite fille, elles avaient
maintenant des apparences de vraies femmes !
–
Regardez-moi cette cocotte qui s'admire encore ! cria Cyryle en
jaillissant dans le dos de sa sœur, dans l'espoir de la faire
sursauter.
–
Peuh, tu es jalouse parce que mes cheveux sont plus beaux que les
tiens.
–
Cymone ! Va dire aux bonniches de nous préparer le thé et
arrête d'ennuyer ta sœur !
–
Mais maman, c'est elle qui a commencé !
Mais
les récriminations de Cymone étaient inutiles. Depuis toujours, et
même du temps où elles étaient garçons, leur mère avait toujours
préféré Cyryle. Bien décidée à ne pas laisser la journée
s'assombrir à cause de sa mijaurée de sœur, Cymone grimpa
joyeusement les marches et trotta d'un pas léger vers l'office.
Les
trois femmes s'installèrent dans le petit salon blanc. Elles se
disposèrent bien droites sur les sofas de velours, leurs jupes
étalées autour d'elles, et se mirent à deviser gaiement, alors
qu’une bonniche apportait les tasses.
–
Maman, est-ce qu'on organisera un bal ? Je voudrais inviter
Halyce et Naomy, je ne les ai pas vues depuis les dernières vacances
et j'ai tellement de choses à leur dire !
Cymone
pouffa et glissa entre ses dents :
–
Dis plutôt que tu as envie de te faire tourner autour par les
garçons !
Sa
mère fit celle qui n'avait pas entendu mais gratifia tout de même
Cymone d'un regard sans équivoque, jusqu'à ce que sa fille se
passionne pour les petits gâteaux disposés devant elle. Cyryle
revint à la charge.
–
Maman, s'il te plait, dis oui.
–
Un bal, comme tu y vas ! Avec l'été qui arrive, je dois me
débarrasser de Lila et Fifine, qui ont passé l'âge…
La
domestique qui les servait laissa flotter ses gestes un court moment.
Elle était dans la splendeur de sa trentaine. Mélyna poursuivit, le
front rendu soucieux par les problèmes d'argent :
–
J'en ai parlé à ton père, mais tu sais comment il est. Cette manie
des hommes d'exiger des gamines pour le service ! Comme si ça
changeait quelque chose ! Si au moins j'avais un peu de temps,
je pourrais les placer d'occasion, mais là… je ne vois que l'usine
d'Orlina. Comme vont les choses, je ne sais même pas combien je vais
pouvoir en tirer. Et je dois les remplacer par du premier choix !
Le
regard de Mélyna passa sur les mines chiffonnées de ses filles.
« Elles sont si vives, se dit-elle, si impatientes, ce serait
vraiment cruel de les priver. Et puis, il est temps qu'elles aient
leurs prétendants. »
–
En même temps…
Mélyna
laissa trainer ses mots, croisa lentement les jambes et fit
délicatement craquer un biscuit entre ses doigts.
–
Avec un peu de chance, je pourrais m'arranger avec la tante Fyna.
Elle se plaint d'avoir trop de personnel depuis la mort d'oncle
Luygo. Elle pourra sans doute me céder quelques tendrons pour un
prix modique. Enfin… Il n'est pas impossible qu'il y ait un bal,
mes chéries. Mais seulement si votre père est d'accord !
Les
deux filles, tout excitées, se jetèrent au cou de leur mère, puis
se rassirent bien sagement. Cymone porta le thé à ses lèvres et
fit une grimace.
–
Lila ! Ce thé est brulant, petite idiote.
D'un
geste bref, Cymone souffleta la bonniche, qui attendit un peu puis,
voyant qu'elle ne serait pas punie davantage, repris docilement sa
place.
–
Si tu me les esquintes, n'espère même pas de bal, dit Mélyna à sa
fille, avec un sourire complice.
Le
babillage des trois femmes passa sur un autre sujet et Lila, un peu
en retrait comme il convient, pensa que la journée devait vraiment
être plaisante, pour Madame et les Demoiselles, sans quoi elle ne
s'en serait pas tirée à si bon compte. Elle repensa ensuite à
l'usine. Évidemment, elle en avait une peur bleue. Depuis toute
petite, à l'élevage, on lui parlait des usines comme du
croquemitaine. Ce sont des endroits qui vous avalent et dont on ne
sort plus ! On y reste attachée à une machine, épuisée, sans
jamais voir la lumière du jour, soumise au bon plaisir des
contremaitres. Bah, se dit Lila pour se raisonner, ce sont sans doute
des légendes. De toute façon, être une tout-usage à l'usine,
c'est toujours mieux qu'être déjetée. Et puis, les contremaitres
sont des hommes comme les autres. Quand ils vous ont fait leur petite
affaire, ils vous laissent généralement tranquille. Lila craignait
bien plus les femmes et leurs caprices car, durant sa vie de
servitude, elle avait souvent constaté à ses dépens que la cruauté
des maitresses augmentait à mesure qu'elles s'ennuyaient ou qu'elles
avaient des soucis. Lila se reprit. Elle ne devait pas se laisser
aller à penser, une bonniche n’est pas faite pour ça. Ça la rend
distraite et elle ne réagit plus assez vite quand on lui donne un
ordre. Heureusement, pour l'instant, Madame et les Demoiselles
parlaient chiffons et elles étaient complètement absorbées par
leur conversation.
–
Je suis impatiente de montrer ma nouvelle robe à papa, dit Cyryle. À
quelle heure rentre-t-il ?
–
Oh, tu sais, répondit Mélyna avec un geste de la main évasif, en
ce moment, il a souvent des dossiers à terminer, le soir.
Les
deux sœurs avaient parfaitement compris mais se gardèrent bien de
le montrer. Les dossiers en question devaient se trouver dans les
bras de quelque belle maitresse, ou dans les maisons de luxe du
quartier d'affaires. Depuis la Réduction, leur père délaissait
leur mère, qui faisait bonne figure et n’en parlait jamais, bien
entendu. Pour les femmes honnêtes, il est toujours blessant et peu
convenable d'aborder de tels sujets. On ne s'étendrait pas plus sur
l'état des finances paternelles, même si Cymone et Cyryle avaient
surpris assez de confidence à mi-voix pour savoir de quoi il
retournait. Papa ne gérait plus ses affaires avec autant de rigueur,
il se laissait aller à des investissements risqués et on pensait
qu'il perdait beaucoup. En même temps, on disait qu'il dépensait
sans compter pour entretenir ses concubines et ses bâtards, loin
d'un foyer dont les fils légitimes avaient disparu. Ce qui était
certain, c’est qu’il avait largement amputé la pension qu'il
versait à sa femme et Mélyna, qui devait entretenir le manoir et
tenir le rang de la maison, était bien obligée de s'en débrouiller,
en rognant comme elle pouvait. Les emplettes d'aujourd'hui lui
avaient couté beaucoup et ses réticences pour le bal n'avaient rien
d'une posture.
La
porte d'entrée claqua à cet instant. Le pas rapide du père résonna
dans le grand hall. Le corps de Mélyna se tendit imperceptiblement,
puis elle se leva pour aller accueillir son époux. Les filles
s'étaient précipitées, impatientes de retrouver leur papa après
ces longs mois de séparation. L'homme voulut embrasser Mélyna sur
la bouche, mais elle détourna la tête et ne lui offrit que sa joue.
–
Reynald, tu rentres bien tôt, un problème avec tes dossiers ?
Le
père ne releva pas, il avait autre chose à faire que se quereller
avec sa femme. Il fit tourner ses filles devant lui, félicita leur
prestance et leur beauté et les fit rougir en leur disant qu'il
allait être temps de leur trouver un époux. Mélyna était
intriguée. Sous ce vernis de politesse, elle sentait son mari
ailleurs, bien plus loin que dans le lit d'une autre, bien plus loin,
même, qu'avec d'autres enfants ayant mieux réussi que les leurs. En
lui, il y avait à cet instant quelque chose d'animal. C'est idiot,
se dit-elle, c'est comme s'il s’apprêtait à tuer quelqu'un…
Nani
libéra le dernier bouton de la robe et sa jeune maitresse la
congédia d'un geste. Pas plus consistante qu'une ombre, la
domestique disparut par la porte, laissant Cymone enfin seule dans la
chambre. Tout son corps se relâcha. Trois ans de dressage presque
quotidien lui avaient appris la comédie de la féminité. Elle
connaissait les gestes, les mots, les intonations qui faisaient
d'elle ce petit être agréable et superficiel : une femme. En
la voyant, nul ne pouvait se douter qu'elle avait passé son enfance
à jouer au soldat, et non à la poupée. Nul ne pouvait imaginer
qu'il y a trois ans de cela, une bonniche se faisait trousser tous
les matins dans ce lit. Dire qu'à présent Cymone était condamnée
à s'harnacher de gaines, de bas et de jarretelles, de soutien-gorge
à armatures, de chaussures à talons et de jupons encombrants. Elle
devait s'extasier pour des babioles, elle devait sourire, être vive
et charmante, et babiller tout le jour sur des sujets insignifiants.
Non seulement elle devait le faire, mais elle devait persuader tout
le monde que c'était là sa réelle nature et que tout lui était
spontané. Par-dessus tout ça, elle devait en plus se résigner à
quémander l'attention des hommes ! Toute son existence,
désormais, se passerait par leur entremise. Elle devrait plaire aux
garçons pour s'attirer des prétendants, elle devrait plaire à son
père pour espérer un beau mariage et elle allait devoir plaire à
son mari pour qu'il lui ménage une vie agréable. Cymone se sentait
encore bien trop masculine de caractère pour pouvoir supporter ça.
Mais cela faisait trois ans qu'elle se disait la même chose, chaque
soir, et, malgré tout, elle parvenait chaque lendemain à prolonger
l'illusion.
Cependant,
même si elle s'appliquait à jouer les délicieuses innocentes,
Cymone n'était pas devenue une imbécile en changeant de sexe. Ce
soir, elle s'était bien rendu compte de la tension qui pesait sur le
repas. Leurs parents avaient à parler et n'attendaient qu'une
chose : pouvoir les envoyer au lit, Cyryle et elle. Cymone était
inquiète, car elle sentait que ça pouvait la concerner directement.
Cymone
fit glisser sa robe et ses jupons, roula ses bas sur ses jambes et,
seulement vêtue de sa culotte et de sa combinaison, elle alla ouvrir
la fenêtre. La nuit de printemps laissa couler un souffle doux dans
la chambre. Des bruits de voix s'entendaient. Ses parents devaient
être dans le bureau de papa, juste à l’étage en dessous. Le ton
était vif, mais Cymone n'arrivait pas à distinguer les mots.
Soudain la porte-fenêtre s'ouvrit sur Mélyna qui se mit à faire
les cent pas sur le grand balcon. Reynald la rejoignit et la prit par
les épaules, dans un geste de tendresse inhabituel. Elle se dégagea
sèchement.
–
Comment peux-tu…
–
Très bien, petite sotte, alors dis-moi ce que tu ferais à ma place.
Le tarvenu Henrii Rahiiadès a racheté mes créances ! D'un
claquement de doigt il peut me pousser à la faillite. Notre famille
va tomber, ma Lynette. Pour moi, ce sera la prison et, pour toi et
les filles, ce sera la saisie et puis la mise en vente. Vas-y,
donne-moi ta solution !
Mélyna
tapa du pied par terre. La colère en elle, trop longtemps réprimée,
était en train de faire craquer ses résignations de femme, et son
visage parcouru de larmes semblait contenir plusieurs émotions à la
fois. Comme une sorte de figure tragique, Mélyna était en même
temps soulevée par un vent libérateur et terrorisée par la vigueur
masculine qui revenait l’habiter.
Cymone
devinait facilement ce que vivait sa mère. Il faut avoir été un
homme et avoir subi le poids d'un corps de femme pour comprendre.
Sans bruit, la jeune fille s'allongea par terre, ne laissant dépasser
que son regard, afin de continuer à épier sans être vue. Mélyna
s'approcha de son époux et planta son index sur sa poitrine.
–
C'est un peu facile, tu ne trouves pas, de venir te réfugier dans
mes jupons après avoir tout raté ! Avec ce que tu possédais
et ce que je t'avais apporté en dot, tu avais dix occasions de
fonder un empire. J'étais là, je voyais les opportunités se
présenter à toi, mais tu ne faisais rien, que barboter dans ta
médiocrité, et moi je devais te laisser faire avec un gentil
sourire ! Et, après la Réduction, tu n'as même plus été
capable de ça ! Tu t'es ruiné stupidement ! Et
maintenant, tu oses me demander quoi faire ? Tu n'es qu'un
minable, Reynald, tu ne mérites pas d'être un homme !
–
Tais-toi, Lynette ! Tu ne peux pas comprendre ! La
Réduction t'a pris deux fils, c'est vrai, mais à moi, elle m'a pris
bien plus que ça ! J'ai perdu… ma succession ! La
descendance à qui je devais tout transmettre ! Plus rien
n'avait de sens après ça ! On ne peut pas prendre ça à un
homme !
La
gifle surgit, clouant de surprise aussi bien Reynald, qui venait de
la recevoir, que Mélyna qui venait de la donner. Les poings de
Reynald se serrèrent, ses épaules s'élargirent. Mélyna, troublée,
attendit les coups. Ils ne vinrent pas. Reynald repris, d'une voix
douce :
–
Après tout, si tu te sens mieux en me mettant tout sur le dos…
Mais ce qui est fait est fait, ma Lynette. Rahiiadès ne s'intéresse
pas à l'argent. Il veut épouser une de nos filles, pour faire
entrer son nom dans les grandes familles.
–
Mais pourquoi exiger qu'on se… qu'on se débarrasse de l'autre ?
–
C'est un tarvenu, Lynette. Il n'est pas idiot, il sait bien que, s'il
existe une branche collatérale légitime, avec une descendance, même
par les femmes, il risque un procès en contestation d'héritage. Et
il perdrait tout. Ce ne serait pas la première fois qu'un tarvenu se
ferait ainsi dépouiller et renvoyer dans la plèbe ! La fille
que nous lui donnerons devra être fille unique, et moi… je dois
faire disparaître sa sœur.
–
Mais enfin ! Reynald ! Et si on se contentait de la
stériliser ?
–
Lynette ! Elle pourra toujours adopter ! N'importe quel
cadet insignifiant d'une grande famille pourrait s'attaquer à
Rahiiadès ainsi. Il ne peut pas négliger une pareille menace !
Je suis leur père, la loi me donne tous les droits sur mes filles.
Je peux les traiter comme bon me semble sans avoir à me justifier et
Rahiiadès me laisse régler ça comme je l'entends. Il me laisse
même choisir celle que je vais lui donner pour femme… Crois-moi,
vu notre position, c'est plutôt magnanime de sa part.
Un
moment, Mélyna sembla sur le point de hurler, mais elle se contint
et repris d'une voix presque douce :
–
Comment comptes-tu faire avec… celle en trop ?
–
Inutile d'être plus cruel que nécessaire. Si une femme tombe dans
les chaines, elle perd définitivement tous ses droits familiaux. Nos
filles sont jeunes, jolies, elles sont instruites. Avec un peu de
chance, celle qui sera vendue aura une vie assez confortable, enfin,
au moins les premières années…
Mélyna
s'était complètement reprise. Elle avait visiblement admis l'idée
terrible qu'ils allaient être obligés de sacrifier un passager pour
sauver le navire. Une fois posé cela, la situation devenait plus
claire et seul comptait désormais l'intérêt de ceux qui restent.
–
La vendre ? Ce n'est pas un peu trop, comment dire… trop
m'as-tu-vu ? N’y aurait-il pas un moyen d’être plus
discrets ?
Le
visage de Reynald se fit incertain, comme s'il devait faire face à
des images trop horribles pour être affrontées. Il secoua vivement
la tête.
–
Bah ! Les grandes familles s’amollissent trop facilement ! Un
exemple spectaculaire de temps en temps ne peut faire que du bien. Tu
verras, Mélyna, une fois connue la mise en vente, notre nom en
sortira plus puissant.
–
Si tu le dis… Mais… Comment allons-nous faire pour choisir celle
qui…
–
Je ne sais pas… Je ne sais pas… Tu as toujours eu un faible pour
Cyryle. De mon côté, tu sais que je préfère plutôt Cymone. Mais
ce sont nos enfants toutes les deux, après tout. Je ne sais pas…
Mélyna
leva les yeux au ciel.
–
Soit ! Demain, tu les feras appeler dans ton bureau. Celle qui
passe la porte la première sera désignée pour la servitude. La
seconde se mariera. Cela te convient ?
Reynald
la regarda, dérouté. Son épouse avait repris tellement vite son
aisance habituelle, s’accommodant avec tant de facilité de
l’inadmissible pour en faire une situation qui semblait soudain
normale. Cela lui faisait un peu peur. Il donna son assentiment à la
proposition de sa femme en hochant simplement la tête. Au moment de
rentrer, elle se colla à lui et lui chuchota quelque chose à
l'oreille. Elle prenait son bras, comme une femme se comporte avec
son époux, et Reynald eut un bref sourire. Il dit d'une voix
chaude :
–
C'est d'accord !
Ils
rentrèrent et fermèrent la porte-fenêtre. À l'étage au-dessus,
Cymone bascula silencieusement sur le dos, les mains sur sa bouche
pour ne pas crier.
Le
petit déjeuner se déroula dans une atmosphère joyeuse totalement
factice ! Seule Cyryle semblait échapper un peu à l'écrasante
lourdeur des arrière-pensées. Vers 10 heures, on sonna à la porte.
Un monsieur en costume, avec de petites lunettes rondes et un
porte-documents sous le bras se présenta comme agent commercial de
la Gynérale Faborges. Il était accompagné par deux hommes aux
mines épaisses. Reynald les fit entrer dans son bureau et referma la
porte.
–
La Faborges ? demanda Cyryle en s'asseyant sur le canapé à
côté de Cymone. Papa compte acheter du haut de gamme ? Tu
crois que je pourrais avoir une caprice pour moi toute seule ?
Cymone
ne répondit rien. La porte du bureau s'ouvrit et leur père les
appela. Sous le regard de leur mère, Cymone et Cyryle s'engagèrent
dans le couloir. Au moment de passer la porte, Cymone s’effaça
devant sa sœur qui entra la première. Cymone la suivit dans le
bureau et referma la porte, donnant le signal aux deux
manutentionnaires.
En
professionnels efficaces, ils se saisirent de leur captive, lui
lièrent les mains dans le dos et attachèrent à ses chevilles une
chainette solide, assez longue pour permettre la marche, mais trop
courte pour lui laisser l'espoir de fuir. Parfois, les nouvelles
faisaient ce genre de tentatives. La pauvre fille avait d'abord
poussé quelques cris, avant de prendre une expression sidérée.
Elle refusait encore d'admettre que ça lui arrivait à elle. En
prévision du moment où elle allait se mettre en tête que supplier
pouvait servir à quelque chose, ils la bâillonnèrent solidement.
Elle fit quelques gestes dérisoires, tendit son corps pour aller
vers son père, mais les mains des hommes restaient sur elle et ils
la maintinrent en place. Elle trépigna ensuite un peu, espérant au
moins attirer l'attention, inutilement. Sa sœur regardait fixement
son père et son père signait les derniers papiers, en complétant
les contrats du nom de celle dont il se séparait. Après ça, elle
se tint tranquille, à peine agitée par quelques courtes bouffées
de résistance, guère plus que des réflexes, qui la prenaient quand
la peur en elle devenait trop étouffante.
L'homme
à lunettes rondes sortit de sa sacoche un tampon encreur, fit
tourner les lettres pour former un nom de servitude provisoire, puis
écrasa le tampon sur la nuque de la jeune fille, la marquant d'un
« Sissi » écarlate.
Sissi
retraversa le salon, encadrée par les deux hommes qui la tenait par
les bras. Elle aurait voulu voir sa mère une dernière fois, mais
Mélyna s'était éclipsée. Sur le perron, l'agent commercial et son
père se serrèrent la main et, sous le regard de sa sœur, on fit
grimper Sissi à l'arrière d'une Goulba familiale aux couleurs de la
Faborges. Le véhicule démarra. Par les vitres, Sissi regardait le
manoir s'éloigner.
Le
trajet dura plus d'une heure. Sissi jetait régulièrement des coups
d'œil en direction des trois hommes. Effarée de douleur, elle
s'attendait à trouver des faces ruisselantes de cruauté, des
monstres en train de se délecter de sa souffrance. Mais ils avaient
d'honnêtes têtes de pères de famille et, sauf pour la contrôler
de temps en temps, ils ne s'occupaient pas d'elle. Ils regardaient le
paysage et ils parlaient entre eux, de tout et de rien. Pourquoi le
désespoir de Sissi les aurait-il intéressés ? Pour eux, la
fille était juste un colis de plus à aller chercher, c'était leur
train-train quotidien. Qu'elle soit malheureuse était dans l'ordre
des choses. Tout ce qui comptait, sans doute, c'était qu'elle se
contente de subir sans les fatiguer avec des gémissements et des
larmes. Étrangement, Sissi trouvait cette indifférence plus
effrayante encore qu'une manifestation grossière de sadisme.
Ils
se retrouvèrent au milieu des buildings, dans le quartier même où,
la veille seulement, Sissi avait fait ses achats. Ils descendirent
devant l'immeuble de la Gynérale Faborges et traversèrent le grand
hall de marbre rempli de clients, de réceptionnistes et d'employés
affairés venus des étages. Ils passèrent derrière une rangée de
colonnes, parce que les marchandises devaient emprunter un ascenseur
spécial.
L'ascenseur
s'arrêta au 9ème étage et Sissi fut livrée dans une petite pièce
grise à deux robustes femmes qui la détachèrent et la
déshabillèrent entièrement. Ses vêtements et ses chaussures
furent emballés dans un paquet sur lequel on marqua l'adresse de sa
famille. Sa sœur pourrait se pavaner dans sa jolie robe ! Sissi
passa ensuite dans une salle d'examen ou des femmes en blouse
blanches scrutèrent soigneusement son corps, prenant toutes sortes
de mesures et remplissant un épais formulaire. Lorsque ce fut
terminé, elles se mirent contre le mur et attendirent sans prononcer
un mot, pendant un moment qui sembla interminable à Sissi. Un grand
gaillard en blouse blanche entra finalement, faisant sursauter la
captive qui n'avait jamais été nue devant un homme. En rougissant,
elle cacha du mieux qu'elle pouvait ses seins et son pubis, mais
l'homme ne sembla pas, au premier abord, faire vraiment attention à
elle. Il commença par viser rapidement le formulaire et discuta un
peu avec les examinatrices. Ensuite seulement il se tourna vers
Sissi. Les femmes s'étaient rapprochées et entouraient la jeune
fille, sans doute pour prévenir tout geste de résistance. L'homme
lui posa des questions rapides, des questions qu'elle avait du mal à
comprendre. À cet instant, elle aurait presque pu se montrer
superbe, cracher tout son orgueil au visage de ce rustre, être comme
un héros dont l'honneur coule dans les veines, quel qu'en soit le
prix. Mais Sissi était tellement perdue, elle avait froid et elle
avait honte, et tout s'enchainait si rapidement… Elle s'entendit
elle-même répondre d'une voix morte et docile. Après ça, l'homme
enfila un gant de plastique et ce fut l'examen médical, qui se
termina sur la table gynécologique !
En
larmes, Sissi fut emmenée au 32ème étage, dans les grandes salles
de préparation de la supergamme luxe. La meilleure catégorie. Il y
avait là une trentaine d'autres filles, de 15 à 25 ans. La plupart
étaient des bâtardes de haute lignée, qui s'étaient mises à
encombrer, ou que leurs mères avaient vendues afin de s'assurer un
petit pécule pour leurs vieux jours. Il y avait aussi des maitresses
en disgrâce, quelques filles qui sortaient directement des élevages
de prestige et, enfin, des spécimens qui n'appartenaient à aucune
autre catégorie, comme Sissi. Beaucoup d’entre elles, surtout
parmi les bâtardes, étaient des garçons transformés, certaines
tout récemment.
La
préparation était assez élémentaire. Les filles passaient leurs
journées et leurs nuits entièrement nues. Pour dormir, elles
étaient rassemblées dans une salle tiède, sur des matelas au sol,
sans couvertures. Une sonnerie à six heures les précipitait sous
les douches, aiguillonnées par les légers coups de cravache que les
surveillantes distribuaient généreusement sur les cuisses et les
fesses. Elles avalaient ensuite leur unique repas de la journée, un
brouet diététique et sans gout – comme on le sait, une faim
légère retend la peau et rend plus réceptive – puis elles
allaient aux loges se maquiller.
Elles
passaient le reste de la matinée avec des professeurs qui leur
apprenaient à défiler avec grâce, en affichant des sourires de
concours de beauté. Ces entrainements d'élégance, c'était les
seuls moments de la journée où elles pouvaient porter des
vêtements.
Le
début d'après-midi se passait avec des employés de tous âges
venus des bureaux voisins, jamais les mêmes. Pendant une demi-heure,
sous le regard des surveillantes, les filles se faisaient observer
sous tous les angles et palper par ces Monsieur-tout-le-monde ravis
de l'aubaine. Si certaines filles avaient l'habitude d'être traitées
ainsi, beaucoup étaient encore bien trop pudiques et elles devaient
s'habituer à rester tranquilles pendant que des inconnus évaluaient
leur corps. Il ne s'agissait pas qu'elles renâclent, le jour de
la vente, si un acquéreur voulait tester la fermeté d'une courbe ou
vérifier un détail intime.
Le
reste de l'après-midi, elles suivaient un programme de sport
personnalisé, destiné à raffermir un peu les chairs disgracieuses
que les femmes cachent souvent sous leurs vêtements. Après cela,
elles étaient ramenées dans leur dortoir où, assises par terre,
elles devaient écouter une surveillante leur exposer par le détail
ce qu'elles avaient à connaître sur la servitude : les
différentes catégories de marchandises, leur usage habituel, et le
parcours qu'elles pouvaient craindre, parmi toute cette nomenclature.
Pour l'instant, elles étaient privilégiées, elles se trouvaient au
sommet de la pyramide, elles étaient des produits de standing !
Elles seraient mannequins, modèles, caprices à demoiselle ou
poupamours pour homme riche. Tout en bas, c'était les déjetées,
presque sans valeur, destinée aux emplois à périssables, aux
laboratoires, ou pire… Tout objet de luxe qu'elles étaient, leur
place dans la vie était fragile, et on leur faisait bien comprendre
que bien peu, parmi elles, parviendraient à se maintenir plus de
quelques années dans la supergamme. On leur faisait aussi bien
comprendre que celle qui manquait de bonne volonté allait
dégringoler encore plus vite que les autres !
La
journée se terminait par la veillée. Trois ou quatre filles, tous
les soirs, devaient faire le récit de leur existence à toutes les
autres, jusqu'au moment où elles avaient terminé là. C'était
difficile, pour celles qui étaient désignées, mais elles étaient
encouragées à parler librement. Elles avaient droit aux larmes
et pouvaient même exprimer leurs véritables sentiments. Certaines
allaient jusqu'à dire leur colère devant le sort qu'on leur faisait
et elles n'étaient pas punies. Quand elles avaient fini, La
surveillante prenait souvent un petit moment pour tirer avec le
groupe un enseignement de ce qui venait d'être raconté, quelque
chose d'utile à leur future vie de servitude. Finalement, tout ça
était assez démoralisant et c'était bien le but recherché. Il
fallait inciter la marchandise à se résigner à son sort. Plus de
la moitié des supergamme luxe arrivait à la vente sans avoir subi
de dressage, ni la moindre génomie. C'étaient les contraintes du
haut de gamme. La Faborges faisait dans le sur-mesure, elle proposait
des pièces originales, et il fallait s'assurer d'un minimum de
conditionnement pour que les filles fassent bonne figure, le jour de
la vente.
À
10 heures, la journée prenait fin, on faisait avaler un somnifère
aux filles et on les laissait dans le noir, jusqu'au lendemain.
Sissi
fut mise en vente lors de la quinzaine qui suivit son arrivée. Les
deux derniers jours furent consacrés aux essayages des robes de
présentation. Ce serait une vente aux enchères à prix minimum,
avec quatre défilés pour les candidates – robe de jour, maillot
de bain, robe du soir et pleine nudité – suivis d'examens
individuels pour celles qui seraient réclamées. Les examens se
passeraient en alcôve, accompagnés d'un agent commercial. Un
catalogue avec photos et notices descriptives des lots proposés à
la vente serait gracieusement distribué au public. Les candidates
recueillant des propositions d’achat inférieures aux attentes
seraient retirées de l'enchère et remise ultérieurement en vente,
mais dans une catégorie inférieure. Les candidates savaient
qu’elles devaient faire tout leur possible pour éviter cela. Être
décotée, c’était la pire des manières de commencer leur
nouvelle existence…
Le
jour de la vente, Sissi profita d'un moment où personne ne
s'occupait d'elle, et elle s'approcha des rideaux fermant les
coulisses du défilé. Sans se faire voir, elle glissa un œil en
direction de la salle où le public s'installait. Il y avait là
toute la meilleure société, joyeuse et endimanchée, en complet sur
mesure et robe des grandes occasions. Il est toujours bon de se
montrer à une vente de la Faborges. Dire qu'il y a peu encore, Sissi
aurait été assise là, et elle aurait plaisanté avec ces gens !
Elle avait craint par-dessus tout de reconnaitre des visages
familiers et, bien évidemment, c’est ce qui arrivait. Ici un
associé de son père, là une voisine, derrière des amies de sa
sœur, et dans ce coin… Oui, c'était des camarades de classe, du
temps où Sissi était un garçon. Ses amis, à l'époque ! Il y
avait même un de ses anciens professeurs ! Le monde des grandes
familles est petit et sa déchéance devait être connue de tous, à
présent. Une surveillante tapota doucement l'épaule de Sissi avec
sa cravache. Elle lui tendit un gobelet.
–
Tiens, bois ça ! C'est un euphorisant léger. Ça t'aidera à
sourire. Va rejoindre les autres, ça va commencer.
L'horloge
du salon fit retentir vingt heures. Le téléphone sonna. Reynald se
leva pour décrocher, écouta sans mot dire, puis remercia
brièvement.
–
Quant au chèque, vous n'aurez qu'à le faire déposer à mes
bureaux. Bonsoir.
Il
raccrocha et rejoignit sa femme et sa fille assises devant la grande
cheminée. Il dit simplement :
–
C'était la Faborges.
–
Oh, Papa, je meurs d'impatience. Dis-moi, par qui a-t-elle été
achetée ?
Le
ton de la jeune fille était un mélange incertain de plaisir et
d'inquiétude. Elle ne savait pas vraiment elle-même ce qu’elle
était censée ressentir, ni ce qu’elle cherchait réellement à
savoir en questionnant son père. Incontestablement, la déchéance
de sa sœur aurait dû la combler, mais, d'un autre côté, elle
aurait été soulagée que son père lui annonce une très grosse
somme. À tout prendre, c'était mieux, pour Sissi. Les objets de
valeur ont souvent un sort plus enviable et ils sont sacrifiés moins
facilement, bien entendu. Ce genre d'idées mettait la jeune fille
mal à l'aise. Elle n'avait jamais cherché à voir les choses du
point de vue de ces personnes vouées à les servir. Jusque-là, pour
elle, c'était juste des objets humains, périssables et punissables
à l'envi. Mais, là, elle en arrivait à se demander ce qu'avait
ressenti sa sœur, lors de cette vente. Comment peut-on supporter
d'être promenée nue devant les gens ? Comment peut-on accepter
d'être évaluée comme un meuble ? Achetée comme un produit de
consommation et jetée quand on ne sert plus ? Elle se rassura
en se disant qu'elle-même n'aurait jamais pu. Seuls les êtres
faibles sont capables d'accepter ça. Elle secoua légèrement la
tête, et décida de ne plus s'encombrer de pensées de cette sorte.
Malgré tout, il restait la curiosité.
–
Papa, peux-tu me dire ?
Reynald
continuait à serrer les mâchoires en regardant le feu. Mélyna posa
sa main sur le genou de sa fille.
–
Cyryle, n'importune pas ton père. Ce qui compte, maintenant, c'est
de nous occuper de ton mariage.
Bien
sûr, Mélyna avait dû choisir, ce soir-là, sur le balcon, quand
elle avait vu du coin de l'œil que la fenêtre de Cymone était
ouverte, un étage plus haut. Elle avait été jeune fille et savait
qu'écouter aux portes devient vite une seconde nature, lorsque
toutes les décisions de votre vie se prennent sans vous. Au dernier
moment, elle avait retenu Reynald, pour lui chuchoter à l'oreille :
« Après tout, il serait dommage de punir la plus empressée à
t'obéir. Inversons. La première à entrer dans ton bureau aura le
mariage, celle qui passera la porte en second sera vendue,
d'accord ? » Elle avait pris son bras, comme une femme se
comporte avec son époux, et Reynald avait eu un bref sourire. Il
avait répondu d'une voix chaude : « C'est d'accord ! »
C'était
seulement un pari, c'est vrai. Mélyna n'avait aucun moyen de savoir
si son stratagème allait fonctionner. Elle n'était même pas
certaine que Cymone les épiait vraiment, à cet instant. Mais elle
avait souhaité de toutes ses forces que ce soit le cas et cela seul
comptait pour elle. Mélyna n’avait pas coutume de se voiler la
face : elle avait trahi sa fille, en toute conscience. Jusqu'à
son dernier jour, elle garderait en elle cette brulure, mais elle ne
s'abaisserait jamais à la regretter ! De toutes les solutions
possibles, celle-là avait été la meilleure.
La
compagnie familiale, recapitalisée et placée sous la direction de
son futur gendre, allait enfin pouvoir tenir ses promesses. Cyryle
avait l'air d'apprécier son futur époux, malgré le fait qu'il
était plus proche de l'âge de ses parents que du sien. Quant à
Mélyna, elle avait trouvé en Henrii Rahiiadès un homme intelligent
et décidé et ils s'étaient tout de suite mutuellement appréciés.
Bien sûr, Henrii ne prendrait jamais la place de son mari et ne
remplacerait pas ses fils, mais il semblait pouvoir être ce
prolongement masculin que Mélyna avait vainement cherché en
Reynald. À bien y réfléchir, il était presque aussi flamboyant
que l'avait été Cyryl, avant que la Réduction enferme son fils
dans le rôle d'une femme.
Bien
sûr, Mélyna gardait en tête que, quelque part, le corps de Cymone
continuait à exister. Cependant, pour elle, ce n'était rien de plus
qu'une apparence de chair à l’image de sa fille. La servante qui
était dans ce corps ne comptait pas ! Son enfant était
définitivement partie. Cette enfant qu'elle avait aimée, malgré
tout… Pourtant, aux yeux de Mélyna, Cymone n'était pas vraiment
morte. Pour toujours, elle vivrait dans les souvenirs de sa mère.
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