Une semaine plus tard

 


Lundi

Je sors de chez moi. L'air du matin est léger. Je salue mademoiselle Alice qui passe le balai sur son palier. Elle me fait un petit signe de la main. Elle a de jolis yeux énigmatiques, qui semblent toujours sourire et qui sont si vastes en même temps.

Au travail, la matinée ne se passe pas très bien. Je suis arrivé en retard à nouveau. Cela fait une semaine que ça dur. Je ne comprends pas. Pourtant mon réveil fonctionne et je me lève comme d'habitude. Je suis quelqu'un de très réglé, certain diraient même que j'ai des manies. Tous les jours se déroulent de la même façon pour moi. Et pourtant, depuis la semaine dernière, le chef du personnel m'attend quand j'arrive à mon bureau, le doigt sur sa montre. Tous les jours, j'ai onze minutes de retard, très précisément.

Comme si cela ne suffisait pas, vers 10 heures, je commence à me sentir mal. J'ai des vertiges. Ça me met en colère, je n'avais vraiment pas besoin de tomber malade ! J'essaye de faire comme si de rien n'était, mais je me sens vraiment bizarre. Mes bras sont trop légers, mes jambes me semblent trop longues. Je manque d'équilibre. Quand je me lève, j'ai l'impression de tanguer comme un poulain à peine sorti du ventre de sa mère. Heureusement, personne ne semble rien remarquer.

L'après-midi, cela s'aggrave. J'ai la tête qui tourne en permanence. Je sens mes muscles s'agiter, comme si de petites bulles d'air explosaient à l'intérieur. C'est extrêmement désagréable. Et puis j'ai l'impression que des choses se déplacent en moi. Je crois que, très lentement, mon corps évolue sous ma peau. Ça me fait tellement peur que je finis par en parler à mon collègue, qui occupe le bureau à côté du mien. Je lui dis : « Regardez, je crois que ça bouge ! Et puis, vous n'avez pas l'impression que mon bras droit est plus épais que l'autre ? ». Il me regarde comme si j'avais perdu la raison. Sans rien ajouter, je retourne derrière mon bureau, en essayant d'oublier ma honte. Pourtant, en les collant l'un à l'autre, cela saute aux yeux : mes bras n'ont plus la même taille ! Je devrais sans doute consulter tout de suite un docteur, mais je ne trouve pas le courage d'aller voir mon chef pour lui dire que je m'absente. Et puis, qu'est-ce que pourrait donc bien faire un docteur ? Je suis certain que ce qui m'arrive n'est dans aucun de leur manuel…


Mardi

Je me réveille, bien reposé. J'ai oublié les incidents de la veille. Ce n'est qu'en arrivant devant ma glace que je constate le désastre ! L'image dans le rectangle de verre, ce n'est pas mon reflet, ce n'est pas vraiment moi… Je regarde mes mains : elles se sont allongées ! Mes bras ont retrouvé leur symétrie, mais ils sont beaucoup plus fins ! Mon ventre, mes jambes, ma taille, mes épaules… Rien n'est vraiment pareil ! J'ai l'impression d'être plus petit, plus menu… d'être autrement ! C’est dans mon visage que c’est le plus flagrant. Mon nez s'est effacé, mes yeux se sont agrandis, mon front s'est allongé, mes cheveux ont l'air plus fins et plus touffus. C'est certain, maintenant, je suis atteint de… de quelque chose ! D'une terrible maladie, sans doute, qui change l'apparence. J'ai tout d'un coup très peur de mourir. Tant pis, je dois aller à l'hôpital…

J'entends sonner à la porte. Un réflexe idiot m'amène jusque dans l'entrée et ce n'est qu'une fois la poignée tournée que je m'avise que l'on ne doit surtout pas me voir ainsi. Trop tard, vive comme un chaton, mademoiselle Alice a glissé sa tête par l'ouverture.

– Pardonnez-moi, monsieur Guillaume, mais je viens de me rendre compte que je n'avais plus du tout de thé, voulez-vous m'en prêter un peu ?

Comme tous les matins, quand elle pose sur moi son regard, ses beaux yeux me semblent remplis des mystères de la vie. Je m'attends à ce qu'ils s'arrondissent de surprise, qu'elle manifeste d'une manière ou d'une autre de l'étonnement devant mon apparence. Mais non, elle ne semble rien remarquer d'anormal. Tout comme mon collègue de la veille… Pourtant, c'est impossible, personne ne peut plus me reconnaître dans ce corps en pleine métamorphose !

– Monsieur Guillaume, vous ne dites rien… Vous allez bien ? Il y a un problème, pour le thé ?

– Le thé, bien sûr, pardonnez-moi mademoiselle Alice.

Je vais jusqu'à la cuisine et je ramène un paquet neuf. J'aime avoir toujours des provisions d'avance, au cas où. Je ne dis rien à mademoiselle Alice, bien entendu, mais dans ma tête, les idées bouillonnent. Et si… Et si tout cela ne m'arrivait pas vraiment ? Et si, en réalité, tout se passait dans mon esprit ? Et si j'étais seulement en train de… devenir fou ?

Après le départ de mademoiselle Alice, je m'habille en vitesse. A ma grande surprise, mon pantalon se ferme parfaitement autour de ma taille et ma veste tombe normalement sur mes épaules… Pourtant, en bonne logique, j'aurais dû flotter dans ces habits taillés pour mon ancien corps ! Mais c'est comme si mes vêtements s'étaient adaptés à mon physique en plein changement. Je dois en avoir le cœur net : j'irais à mon travail et si personne ne me reconnaît là-bas, cela voudra dire que ma transformation est réelle et je filerais à l'hôpital. Sinon…

Quand le chef me tend sa montre, furieux comme tous les matins, je suis presque soulagé de retrouver quelque chose de familier dans ma vie. Onze minutes de retard. Mais, une fois qu'il est reparti et que je me retrouve seul derrière mon petit bureau, je regarde tristement autour de moi. Personne ne me regarde, personne ne me trouve étrange. Habituellement, j'aurais trouvé ça plutôt rassurant. Je suis quelqu'un de discret. J'aime l'idée d'être ordinaire et de ne pas attirer l'attention. Mais maintenant, cela me terrifie. C'est donc certain, tout se passe dans ma tête, je suis vraiment en train de perdre l'esprit !


Mercredi

Je n'ai pas pu m'endormir, hier soir. En revenant du travail, en fin d'après-midi, j'avais découvert dans mon miroir une image encore complètement différente. Ma transformation continuait… Je me suis mis à tourner en rond, obsédé par ce qui était en train de m'arriver. De temps en temps, j'allais devant la glace et je constatais à chaque fois un nouveau changement en moi, une petite évolution, généralement dérisoire, mais quelque chose qui n’était pas là avant, ou quelque chose qui n’y était plus, ou plus de la même façon. Alors je m'écartais, horrifié, tentant de toutes mes forces de contrôler mon esprit qui, de toute évidence, basculait hors du monde réel ! Comment expliquer autrement que personne n'ait été surpris par ma nouvelle apparence ? Tout le monde faisait comme si j'avais toujours été ainsi, alors que moi-même je ne reconnaissais pas mon image ! Je me prenais la tête entre les mains et je me mettais à pleurer, tellement l'angoisse se faisait forte, puis, n'y tenant plus, je retournais devant le miroir.

Il était onze heures quand j'ai songé à me photographier. Je recommençais régulièrement les mêmes photos, et puis je comparais le résultat avec les images prises juste un peu auparavant. Le sentiment de démence cognait alors dans ma tête : toutes les images montraient toujours le même corps, celui que j'avais à l'instant ! Les photos changeaient au fur et à mesure que ma transformation avançait ! J'ai couru vers mes albums et j'ai tourné les pages : mes photos de classes et de familles, les images de mon enfance, de mon adolescence, sur chacune j'avais ce nouveau corps ! C'était atroce, toute ma vie était en train d'être réécrite ! J’ai fini par me ressaisir, pour admettre la seule conclusion logique : la preuve était faite que j'étais fou, même si, étrangement, j'étais encore assez lucide pour m’en apercevoir… À cet instant, pourtant, j'aurais vraiment préféré perdre la tête pour de bon. Ne plus me rendre compte de rien pour ne plus être torturé par ces affreuses questions !

Vers trois heures du matin, j'ai enfin compris. Ces yeux aux longs cils, ce cou gracieux, ces épaules frêles, cette taille souple et bien prise, cet évasement des hanches, ces jambes fuselées, ces mains fines et douces comme celle d'un enfant, cette chevelure qui s'était teintée de noir et roulait en large boucles autour de mon visage… Je devenais une femme ! Mon corps d'homme était en train de changer de sexe !

C'est à ce moment-là, seulement, que j'ai pensé à regarder mon entre-jambe. Mon sexe s'était ridiculement réduit. Il n'y en avait plus qu'un petit bout qui émergeait de mon ventre, tout comme s'il avait été englouti par ma chair. En passant ma main entre mes cuisses, je pu sentir ce qui était en train de le remplacer. Quelque chose de serré, de doux et d'étroit était en train de naitre, juste à la verticale de mon torse, à la jointure de mes jambes. En y faisant attention, je pouvais sentir que cet orifice, lentement, dixième de millimètre par dixième de millimètre, se creusait en moi. C'était un sexe de femme, bien entendu.

Le silence s’est fait opaque autour de moi, alors que, dans mon cerveau, les images, les peurs et les questions tournaient dans une sarabande insupportable. J'ai appuyé mes mains sur mes tempes et je me suis mis à crier, et mon cri a viré au hurlement aigu. C'était un son qui me faisait peur et qui me dégoutait, un son terrible : une voix de femme qui sortait de ma gorge ! Puis ce fut la nuit.

Au matin, la première chose que je vois, en ouvrant les yeux, c'est le visage de mademoiselle Alice. Elle est penchée sur moi et elle promène sous mon nez un petit flacon. L'odeur puissante frappe soudain dans ma tête et achève de me faire retrouver mes esprits.

– Je venais vous rapporter votre thé, j'ai toqué à la porte mais vous n'avez pas répondu. J'ai… Cette nuit, j’ai entendu des cris... Alors ce matin j'y ai repensé, je me suis dit que ça venait peut-être de chez vous et je me suis inquiétée… Je me suis permise d'entrer.

– Vous… Vous avez bien fait…

J'essaie de me lever, mais je bascule immédiatement sur le parquet.

– Allons, soyez raisonnable. Vous n'êtes pas en état ! Vous avez dû passer la nuit évanoui par terre.

J’essaie de trouver n’importe quoi pour la rassurer.

– C’était… juste un cauchemar ! Je crois que je suis un petit peu somnambule, rien de grave… je… j’ai l’habitude…

– Vous êtes certain ? Je vais vous aider à rejoindre votre lit et je vais prévenir à votre travail que vous êtes souffrant.

Le contact des draps est doux et apaisant. Pendant quelques secondes, j'ai l'impression étrange que tout est normal, jusqu’à ce que les images de la nuit reviennent dans ma tête, et la peur avec elles.

– Voilà, c'est fait. Ne vous souciez de rien et dormez. Si vous avez besoin de quelque chose, n'hésitez pas à m'appeler. J'ai mis le téléphone près de votre lit. De toute façon, je reviendrais vous voir ce soir.

Mademoiselle Alice passe une main tendre sur mon front. Elle a la peau fraiche et son contact est agréable. Son regard, immense et tranquille, voilé d'une légère inquiétude, reste un peu trop longtemps dans le mien. Cela me fait frissonner délicieusement. Elle s'en va, en fermant la porte de ma chambre et ses pas s’évanouissent doucement dans le couloir. Au moment où je vais m'endormir, mes yeux s’arrêtent sur le réveil. À cet instant, je devrais être en train de m’asseoir derrière mon bureau. Il est exactement onze minutes après l'heure où je prends normalement mon service.


Jeudi

J'ai dormi toute la journée et toute la nuit. Un sommeil noir et sans rêve, comme un tunnel dont je sors sans savoir vraiment comment j'y suis entré. C'est le petit matin quand je me lève enfin. Je vais devant la glace et je me mets nu. Ce corps est si bizarre ! À chaque geste que je fais, je suis surpris de voir ce reflet complètement étranger qui m'imite. Je passe les doigts sur ma peau, je sens un contact, mais il est trop doux, trop léger. Je tire sur mes joues et mon reflet se met à me faire une grimace. J'avance ma main jusqu'à mon bras. Il est si maigre ! Mes doigts pourraient presque en faire le tour ! Je contracte mes biceps de toutes mes forces et c'est à peine si ma peau se gonfle. Je me pince fortement et la douleur mord ma chair, en me faisant serrer les lèvres. Voilà au moins une chose qui n'a pas changé : je ressens toujours la douleur.

Je lève la main, paume ouverte et mon reflet me salue en même temps. J'agite mes doigts.

– Bonjour...

Le son qui arrive à mes oreilles est un agréable carillonnement teinté d'innocence. Une jolie voix de très jeune fille, qui n'a strictement aucun rapport avec l'homme que j'étais. Ce n'est pas moi ! Ni mon image, ni ma voix, je n'ai rien à voir avec ce corps ! C'est presque dommage d'ailleurs, parce que c'est vrai que je suis diablement charmante : tout juste entrée dans l'âge adulte, avec de jolies formes agrémentant des lignes élancées, de longues jambes, une élégance naturelle mêlée a une impression de fraicheur sans artifice, une petite bouche surmontée d'un petit nez retroussé, couronnés par des yeux larges et grands ouverts, comme affamés d'envies, et, pour encadrer cette jolie bouille d'ange, des cascades luxuriantes de cheveux aux couleurs de la nuit, parcourus de reflets luisants comme des éclats de lune. Je suis belle.

Un sourire involontaire courbe mes lèvres. Sans y faire attention, je viens d'employer le « je », à propos de cette image devant moi. Alors que je sais bien que tout cela n'est qu'une illusion ; juste une fantasmagorie douloureuse qui prouve que mon cerveau est définitivement déréglé. Je ne me suis pas transformé, je ne suis pas une femme, ce serait impossible. Je suis seulement tombé fou et ce reflet que mes yeux croient voir n'a rien de commun avec ce que je suis en réalité. Je suis toujours moi, je suis toujours le même homme… Tristement, j'enfile mes habits. Comme je m'y attendais, mes vêtements masculins semblent s'adapter parfaitement à cette illusion de corps que j'ai sous les yeux.

Mademoiselle Alice arrive peu après. Je veux lui offrir le petit déjeuner, afin de la remercier de sa sollicitude. Elle prend un air gêné et me dit que c'est inutile, mais j'insiste tellement qu'elle est bien obligée d'accepter. Je ne sais pas ce qu'il va advenir de moi, sans doute rien de bon… sans doute l'asile. Mais, au moins, j'aurais pu passer ce petit moment avec mademoiselle Alice. Elle est si gentille.

Pendant que je lui sers le thé, nos regards se croisent un bref instant. C'est étrange, ses iris semblent s'incurver en forme de spirale. Je n'avais jamais remarqué ce détail auparavant. Quand je monte ma tasse à mes lèvres, le thé est froid. Je vais le jeter et je me ressers. Mademoiselle Alice se frotte les tempes en plissant les yeux, comme si elle avait soudain mal à la tête. Elle s’ébroue un peu et me demande :

– Pardonnez mon impolitesse… Mais il y a une chose que je voudrais savoir…

En me demandant cela, mademoiselle Alice ose à peine lever les yeux de la table. Je souris, je la trouve adorable.

– Je vous en prie, demandez-moi tout ce que vous voulez.

– C'est idiot ! Vous allez vous moquer… Mais je n'arrive pas à comprendre pourquoi une jeune fille aussi gracieuse que vous s'obstine à porter des habits aussi tristes. On dirait presque des habits d’homme ! C'est tellement dommage ! 

Mademoiselle Alice laisse échapper un sourire timide.

­– Et puis… si vous décidiez de vous mettre en peu plus en valeur, ça nous donnerait l'occasion de sortir ensemble, pour faire les boutiques par exemple…

Devant mon air effaré, mademoiselle Alice baisse immédiatement la tête.

– Je m'excuse, je suis atrocement grossière. D'ailleurs, vous êtes tout aussi séduisante ainsi, bien évidement.

Elle s'empresse de partir, en me remerciant et en s'excusant tout à la fois. Je la laisse s’en aller, trop abasourdi pour réagir, parce qu’à ses mots une certitude évidente a éclaté dans mon esprit : même en pleine démence, je ne peux pas avoir inventé les paroles qui sont sorties de sa bouche. Elle m'a parlé comme à une femme ! Alors… Alors, c'est que je ne suis pas fou ! Une vague de soulagement brutal me traverse, mais s'estompe immédiatement. Car, si tout cela ne vient pas de mon esprit, c'est que c'est le monde autour de moi qui est dérangé ! Tous ces gens qui font comme si de rien n'était, comme s'il était normal pour moi d'avoir ce corps, et mes vêtements qui s'adaptent à mes mensurations, et les photos… Pour l'univers entier, de toute évidence, je suis une femme ! J’ignore comment, j’ignore par quel caprice des lois de la nature, mais je suis une femme !

J'ai terriblement froid, tout d'un coup. Je vais me pelotonner dans un fauteuil, mes jambes ramenées contre moi, mon menton appuyé sur mes genoux. Je laisse mes yeux vagabonder, pendant que mon cerveau essaye de mesurer ce qui m'arrive. Je suis une femme, une jeune femme, une demoiselle, une jolie fille, un joli brin, un beau brin de fille, fragile et tendre, ou pas vraiment, provocatrice mais peut-être pas, j'ai un ventre pour faire des bébés et des seins pour les allaiter, les garçons vont me tourner autour, parce qu’ils ne pensent qu'à ça et qu’ils sont des sauvages, alors que les filles sont tellement raisonnables, je vais porter des robes et des jupes, cacher, dévoiler, montrer, dissimuler, parce que mon corps est un aimant pour le désir, c’est comme ça et je ne peux plus faire comme si ça n'était pas ainsi, et n'écarte pas les jambes quand tu t'assieds, et ne fixe pas les hommes sinon ils vont croire que tu es intéressée, mais laissez-moi monsieur, je ne suis pas celle que vous croyez, ho, tu penses que t’es trop bien pour moi, grognasse ?, t'aimes ça cochonne, dis-le que t'aimes ça !, et tu ne sais pas la dernière sur machine, non mais, regardez celle-là pour qui elle se prend, et alors les amours ?, tu comptes te marier ?, tu n’as pas encore d’enfants ?, tu sais, l’horloge biologique…

Le maelström d'images et de pensées s'entrechoque toute la journée dans ma tête. Toutes ces choses de la vie, petites et grandes, qui sont irrémédiablement chamboulées parce que je suis une femme ! Je n'y avais jamais songé, jusqu'alors. Être un homme au fond, je croyais que ça n'était pas très important, c’était juste naturel pour moi. Maintenant, j'ai l'impression que plus rien ne sera jamais pareil. Ce n'est pas seulement mon corps, en fait c'est mon existence entière qui vient d'être métamorphosée. C'est comme si je devais tout réapprendre.

Je me sens si faible, si désemparée. Pourtant, dans ma tête, je suis toujours le même homme. Mais ça ne compte pas, je le sais bien. Les gens ne verront plus que mon enveloppe féminine…


Vendredi

Je pensais ne jamais m'endormir, pourtant le sommeil a finalement bien voulu de moi. Je me réveille avec une boule au ventre. Je dois sortir. Je sais bien que je dois sortir. Je ne vais pas passer ma vie entière enfermée comme ça ! Je vais devoir aller dans la rue et croiser des gens. Je suis une femme comme les autres, après tout, je n'ai rien à craindre.

À cette pensée, je suis pris d'un rire amer. Je suis tout sauf quelqu'un d'aventureux. J'ai passé ma vie entière à baliser mon univers de garde-fous tranquilles et confortable, qui me tenaient en sécurité : mes petites habitudes, mon petit métier, mes petits plaisirs toujours raisonnables… Mais ça ne veut plus rien dire maintenant. Désormais, pour moi, l'incertitude est partout et, dehors, il y a les hommes et leurs regards, leurs désirs sur moi, leurs manières, leurs muscles contre lesquels mon corps de fille ne peut plus rien… Dehors, il y a les femmes avec leurs codes, leurs habitudes, leur langage à elles : des façons de s'habiller, de marcher et de parler dont je ne connais rien. C’est certain : elles verront tout de suite que je suis une fausse fille ! La réaction de mademoiselle Alice le prouve, il y a mille choses en moi qui trahissent l'homme que j'étais.

Et pourtant, je dois sortir…

Pour la première fois, je me vois dans la glace en imaginant le regard des autres. La simple idée du désir que je peux provoquer m’affole. Je secoue la tête, puis je vais jusqu’à ma porte d’entrée que je passe sans réfléchir, comme pour m’obliger moi-même. Une fois dehors, je marche d’un pas régulier, sans but précis et je me retrouve finalement dans une rue commerçante où tous mes pires cauchemars se réalisent. Les flâneurs masculins me jaugent, leurs yeux s'attardent sur mes fesses quand je les dépasse, et ils fixent mes seins quand je suis face à eux. J'ai l'impression qu'ils m'encerclent ! Et quant aux filles, j’ai le sentiment qu’elles me scrutent bizarrement, certainement à cause de ma démarche hésitante et de mes regards qui s'enfoncent par terre. Tout mon corps m'encombre…

Je regarde les vitrines des magasins et je prends conscience du nombre invraisemblable de boutiques qui se consacrent à vendre des choses aux femmes. Boutiques de vêtements, boutique de vêtements, encore boutiques de vêtements, boutique de chaussures et encore de chaussures, salon de beauté, salon de coiffure, parfumerie, bijouterie… Plus des trois quarts de la rue sont dédiés à notre apparence !

Une voix lance un cri derrière moi et de petits pas légers résonnent contre le pavé. Je me retourne et je vois mademoiselle Alice qui s'approche en courant, agitant sa main dans ma direction. Elle porte une jolie robe de printemps serré au buste et évasé en corolle à partir de ses hanches, qui balance ses légers replis jusqu'à ses genoux. Elle est vraiment mignonne.

– Je vous ai vu sortir de chez vous, et comme j'avais une course à faire... Voulez-vous que nous marchions un peu ensemble ?

Remplis de gratitude, j’accepte et je me réfugie derrière elle. J'ai l'impression que sa simple présence me protège du monde, comme si elle était ma grande sœur. Elle s'arrête devant les vitrines et détaille tout à loisir, partage avec moi ses commentaires, tout en ignorant les regards des hommes autour d'elle. Comment fait-elle pour ne pas les voir ? Ou alors, elle est habituée et n'y fait plus attention… Tout de même, c'est si déroutant d'être une femme ! Sans même le vouloir, on offre sa séduction à tous les vents, et on réveille par notre simple présence le désir des hommes, tout en n'ayant aucune intention de franchir le pas avec aucun d'eux ! La logique masculine est quand même plus directe : les hommes ne dissocient pas de la sorte la séduction du désir amoureux. Au milieu du désordre de mes pensées, écoutant à peine le babillage de mademoiselle Alice, je ne peux détacher mon attention d'un groupe de garçon appuyés contre des voitures, sur le trottoir d’en face, regardant ostensiblement nos fesses. Je les devine du coin de l’œil, en me gardant bien de tourner la tête dans leur direction. Quelle serait leur réaction ? Ils prendraient ce simple regard pour une invitation, je le sais bien. Ils me font peur.

– Et cette jupe, qu'en pensez-vous ?

Dérouté par la question de mademoiselle Alice, je la regarde et je tombe à nouveau dans le vibrant mystère de ses grands yeux. Quand je m’en détache, je vois derrière nous que le groupe d'hommes s’éloigne dans une rue perpendiculaire, et je me sens plus tranquille. Je me souviens alors que mademoiselle Alice m’a demandé quelque chose.

– Je… Je ne sais pas… Vous savez, je ne m'y connais pas beaucoup, en mode féminine.

Je me giflerais d'avoir l’air si stupide ! Mais mademoiselle Alice me traite avec sa gentillesse coutumière.

– Ce n'est pas grave, c'est comme tout, ça s'apprend. Venez, je vais vous montrer.

Avec elle, tout est toujours plus facile et, surtout, je me mets à voir les choses différemment. Quand je regarde dans les vitrines mon reflet à côté du sien, je trouve soudain que je fais négligée et cela me gêne. Je crois que je voudrais être jolie et apprêtée, comme elle, et aussi être capable de prendre les choses avec son assurance et son naturel. Elle m’emmène alors dans une boutique, mais je ne sais pas m’y retrouver, complètement perdue par tout ce choix de vêtement. J’ignore même comment s’appellent la plupart d’entre eux ! Mademoiselle Alice m’explique, patiemment, elle m'aide à me décider et me pousse à les essayer. Ils sont décidément étranges, ces vêtements féminins… Soit ils vous moulent, soit ils sont volontairement trop amples. Comme s’il fallait toujours attirer l'attention par l'excès, dans un sens ou dans l'autre. Un peu forcée par l’insistance de mon amie, je finis par me décider pour une petite robe bustier toute noire. Elle laisse nue la naissance de ma gorge et je trouve ça très osé, mais mademoiselle Alice m'encourage. J'aime beaucoup le grand nœud de tissus à pois, qui vient cintrer ma taille et souligner ma chute de reins. À mes hanches, la robe s’évase comme celle de mademoiselle Alice et tombe à peu près à mes genoux, comme la sienne.

– Ainsi, nous avons presque l'air de deux sœurs, dit-elle en riant.

– Mais tout de même, n’est-elle pas un peu trop… Enfin, je me sens un peu dévoilée ainsi !

– C'est normal, au début. Pensez seulement à être bien dans votre peau et ne songez pas aux autres. Faites-vous plaisir, c’est tout, me dit mademoiselle Alice.

C'est vrai que je commence à aimer cette sensation d'être belle. Je commence aussi à réaliser que les hommes ne sont qu’une des composante du problème, une composante assez extérieure en somme. Je ne m'habille pas pour eux et ce n’est pas vraiment pour eux que je me fais jolie. Du moins, c'est l'impression que j'ai. Nous allons ensuite dans une boutique de chaussure, où j’achète de merveilleuses petite sandales assorties à la robe. Elles sont si légères à mes pieds qu’elles me donnent envie de danser ! Mademoiselle Alice me prête alors un petit flacon de parfum qu'elle a sorti de son réticule et je m'en applique à la base des oreilles. Je fais un demi-sourire et j'en jette quelques gouttes dans mon décolleté. Ça m'amuse, l'idée de sentir bon à cet endroit.

Dans la rue, nous faisons notre petit effet, c'est certain. Les regards masculins sont appréciateurs et ils me semblent moins brutaux que tout à l’heure. Sans doute parce que je suis avec mademoiselle Alice, mais aussi certainement parce que je montre beaucoup plus d’assurance. Satisfaite d’avoir franchie cette étape, je laisse alors vagabonder un peu mon esprit sur les hommes, et je glisse même quelque regards évaluateurs sur leur silhouette. C’est à ce moment-là que je m’aperçois qu’ils ne m’intéressent pas du tout. J’étais tellement inquiète que je n’avais même pas pris le temps de me poser cette question, mais je me rends compte maintenant que je suis toujours exclusivement attiré par les filles… Pourtant, ce n’est plus exactement comme avant. Je n’ai plus ce côté impatient que j'avais quand j'étais un homme. Je me sens plus en observation, et en fait beaucoup plus libre de mon désir. Ce qui est nouveau, aussi, c’est que je les regarde en partie comme une femme en observe une autre. Je note comment elles sont habillées et si elles sont bien mises en valeur. J’observe les petits détails et je me demande si je devrais essayer la même chose. Je me demande même parfois si elles sont plus jolies que moi.

Au soir, après avoir fait d'innombrables boutiques et renouvelé toute ma garde-robe, nous rentrons, avec mademoiselle Alice, les bras chargés de paquets. C'est encombrant et assez lourds et je n'aurais pas été mécontente si un garçon s'était proposé pour nous aider. Je me voyais bien l'amener chez moi, et doucher ses espoirs en le renvoyant avec un bisou distrait sur la joue, en guise de remerciement. Ce n’est qu’une idée un peu bête, une sorte de fantasme mais, ce qui me fait plaisir, c’est que l’idée de côtoyer un garçon ne me fait plus du tout peur. Je raconte ma petite fantaisie à mademoiselle Alice, mais elle rougit immédiatement et baisse la tête.

– Je n'aime pas trop la compagnie des hommes, vous savez, dit-elle en ayant visiblement envie de changer de sujet. Que diriez-vous d’une promenade ensemble, demain. Vous n’aurez qu’à me rejoindre dès votre réveil, et nous prendrons le petit déjeuner ensemble.

Ce soir-là, complètement épuisée par toutes les nouveautés qui ont rempli ma journée, je m'endors sans même avoir songé au regard étrangement impatient de mademoiselle Alice, lorsqu’elle m’a invitée.


Samedi

Un rayon de soleil vient me caresser sous les draps. Je m'étire comme une chatte, le corps traversé d'envies douces. Finalement, je crois que j'aime être une fille.

Après avoir choisi une robe achetée la veille, je vais frapper chez mademoiselle Alice. Une voix venue de la cuisine me répond.

– C’est ouvert !

J’entre dans une sorte de repaire merveilleux. Pas vraiment une maison, du moins pas comme on s’y attend, plutôt une maison de livre d’image et de rêve d’enfant, avec des tentures accrochées un peu partout, des coussins, des meubles bas, des tableaux au mur, si étranges qu’on ignore de quelle époque ils peuvent provenir, des objets arrivés de l’autre bout du monde, dont on ne devine même pas l’usage, mais qui ajoutent leur poésie étrange à l’ensemble, des livres partout, empilé, ouverts, entassés, vivants, de grande fenêtres en carreaux de verre de couleur, apportant un soleil multicolore dans toutes les pièces, et puis des odeurs, variées comme des souvenirs de voyage ! Au fond, un grésillement se fait entendre et je retrouve mademoiselle Alice dans la cuisine, en train de préparer les œufs au plat.

– Asseyez-vous, le petit déjeuner est presque prêt.

Nous mangeons l’une en face de l’autre, de bon appétit, souriant de nous voir et n’ayant pas besoin de mots. Puis Alice me laisse seule cinq minutes et revient dans une grande robe multicolore, une musette à lanière de cuir passée sur son épaule, une grosse paire de basquettes aux pieds.

– Prête pour la forêt ?

J’ignorais qu’un coin de nature pareil puisse se trouver si près de chez moi. Au bas d’une colline aux pentes d’herbes fouettées par le vent, un petit bois semble s’être réfugié autour d’une source. Une fois sous la frondaison, le bruit change de nature. L’univers autour cesse d’exister, remplacé par le monde des branches. Il est fait de chants d’oiseaux, de bruits de feuilles, rythmé par le souffle sur les cimes agitant les grands bras de bois situés à plus de quinze mètres au-dessus de nos têtes. Au pied d’un rocher parcouru de mousses, la source a créé un petit bassin, de quelques mètres de large à peine, profond de deux mètres cinquante au maximum, remplit d’une eau si claire que c’est comme si l’air s’était fait liquide ! Je suis debout, en train d’aspirer tout l’oxygène possible dans mes poumons, comme pour en rapporter un peu avec moi et garder ainsi une trace de cette féerie, lorsqu’Alice s’approche doucement de moi. Un contact léger touche mes ongles, puis remonte jusqu’à mon poignet. Sa main glisse dans ma paume et ses doigts s’emmêlent dans les miens. Je tourne les yeux vers elle et je tombe encore dans son regard, qui m’hypnotise avec la plus magicienne des anciennes magies ! Ses yeux pétillent et chaque petite étoile qui explose à l’intérieur de ses iris lovés autour de ses pupilles est comme un appel qui me fixe. A cet instant, je ne me sens ni une femme, ni un homme, je suis juste en train de tomber amoureux ! Plus exactement, je me rends compte que je l’ai toujours aimée. D’un geste un peu trop vif, ma main plonge sous ses cheveux et prend sa nuque. Ma bouche se jette sur ses lèvres, comme pour calmer une faim si longue qu’elle a desséché ma vie jusqu’à présent, sans même que je m’en rende compte.

Elle calme mon baiser en caressant ma joue, et m’embrasse à son tour, plus doucement. Sa main passe sur ma taille. J’hésite à prendre ses épaules, de peur de la serrer trop fort contre moi.

Je ne me souviens plus vraiment de ce qui s’est passé après. Je sais que nous avons passé une de ces journées parfaites, comme il n’en existe que deux ou trois dans une vie. A la lune montante, nous sommes revenues chez elle. Toutes les fenêtres ouvertes, avec l’air de la nuit glissant sur nous, nous nous sommes aimées.


Dimanche

Pas de réveil qui sonne ce matin, mais, bien avant mon heure habituelle, le soleil à la fenêtre me tire d’un sommeil léger comme une caresse. Je m’étire et je me frotte doucement les yeux. Alice est à côté de moi, toujours endormie, avec le souffle régulier d’une enfant. Son visage est encore plus lisse, sous l’effet de la confiance et de l’abandon. Je me remplis les yeux de son image. Je me trouve tellement chanceuse d’être si près d’elle, à cet instant, et de sentir que je lui appartiens. Je m’approche doucement de son bras, pour prendre l’odeur du matin qui se promène contre son corps. Elle est légère, avec des senteurs dorées à la lumière et rafraichie par la nuit, et elle est aussi un peu plus forte, en second temps, car la chaleur des draps et de nos corps serrés a assoupli la jeune fille qui exhale la moiteur tendre de sa chair. Je me garde bien de de la frôler, je ne veux pour rien au monde mettre fin à ce moment en réveillant ma charmante amoureuse. Je me redresse et regarde la chambre autour de moi.

Je suis heureuse, à cet instant. Sur la table de nuit, le réveil avance paresseusement ses aiguilles. Un jour de semaine, c’est à cette heure précise que je me lève. Je me laisse aller à contempler la trotteuse sautant vivement d’une seconde à l’autre, la longue aiguille des minutes, la lente aiguille des heures qui, si on la fixe avec assez d’intensité, finit par nous faire voir son imperceptible mouvement. Je repense à cette semaine folle qui vient de s’écouler et je revois tous les évènements extraordinaires et incompréhensibles qui me sont arrivé. Le premier d’entre eux me revient précisément à l’esprit. Mon regard sur les aiguilles se fait plus concentré. Je laisse passer le temps mais, désormais, c’est dans un but précis. Voilà, à cette heure-là, j’arriverais au bureau… L’heure n’a pas sauté, le réveil a déroulé le temps sans à-coup, sans interruption. Les onze minutes qui s’envolaient chaque jour m’ont été rendues, visiblement. Reste à savoir à quel moment de la semaine le phénomène a cessé.

Je commence à faire l’inventaire des jours, lorsqu’un petit grattement attire mon attention. Un bruit de course étouffé, un bond léger… la chute d’un petit objet sur le sol. Tout ça vient du plafond. Il doit y avoir au grenier une bête prise au piège qui essaie de s’évader. Si je n’y prends pas garde, elle va finir par réveiller ma belle amie. Je repousse doucement les draps et je passe un des négligés d’Alice, posé sur le dossier du gros fauteuil tourné vers la fenêtre. Sur la pointe des pieds, je monte les escaliers jusqu’à la trappe qui mène aux combles. Elle me semble grincer affreusement lorsque je la repousse. Elle pivote lourdement sur ses gonds jusqu’à la verticale mais, alors, je sens soudain ma main qui la soulevait être entrainée par elle. Je m’agrippe de toutes mes forces mais mon geste est venu trop tard et la trappe retombe lourdement de l’autre côté, en frappant le sol ! Moi qui voulais éviter le bruit, je peux être fière de ma prouesse ! Maudissant ma maladresse, je scrute le grenier pour trouver où se cache l’animal qui a, bien entendu, cessé tout bruit à mon approche si peu discrète. Il doit se terrer quelque part…

Le grenier est à l’image de la maison d’Alice, c’est un capharnaüm plein d’imagination. Les objets les plus insolites se drapent ici de poussière et de toiles d’araignées pour paraitre plus mystérieux encore. Le grand portrait en vieille photo sépia d’une ancêtre trône tout au fond, accroché au mur, éclairé directement par le rai de lumière venu de l’œil de bœuf. La vénérable dame semble ainsi jeter son regard sévère sur l’ensemble des rebus, afin qu’ils se tiennent convenablement ! Un gramophone est à l’entrée, accompagné de piles de disques de cire dans une grande caisse en bois. Puis je découvre un projecteur de cinéma aux bobines cassées, une armoire remplie de boite à chaussures multicolores, des empilements de dossiers, des papiers, des livres à la couverture de cuir, un vieux mannequin d’essayage, quelques outils rouillés, une grande armoire à la glace cassée. Au fond, dans le coin, il y a des maquettes de bateau et d’avion, des reproductions de maison en carton dur et quelques figurines en plomb… Au-dessus dorment des piles de poupées, réfugiées ici en attendant le retour de la petite fille qui jouait avec elles. Elles font figure de géantes assoupies, à côté des miniatures de soldats pas plus grandes qu’une paume ! Enfin, au fond du grenier, juste sous le portrait de l’ancêtre, se trouve un lutrin de bois, portant un livre ouvert. Le lutrin, dont le pied s’orne de sculptures, est impeccablement ciré, et pas une fraction de poussière ne s’attarde sur les pages du livre. C’est un ouvrage ancien, incontestablement. Les pages sont épaisses et leur consistance me semble particulière. Ce n’est pas du papier, ni du carton, si bien que je me demande finalement si ce n’est pas du véritable parchemin !

– Tu vas te moquer de moi…

Je sursaute en entendant la voix d’Alice. Elle arrive près de moi et pose sa main sur ma taille. Je me sens un peu honteuse. Voilà plusieurs minutes que je ne cherche plus vraiment l’animal caché quelque part, mais que je me laisser aller à la visite des trésors d’Alice, et je m’en veux d’avoir fouillé ainsi chez elle. Mais la main d’Alice a cette fermeté tranquille qui me rassure immédiatement. Elle pose sa tête sur mon épaule, et sa chevelure odorante caresse ma joue. Ses doigts vont jouer sur la page ouverte, la soulevant comme pour la tourner, puis la ramenant à sa position d’origine.

– C’est un livre de magie…

– Un livre de… quoi ?

– Je te l’avais dit : c’est ridicule. C’est une vieille histoire, ce livre, dans la famille. Il lui aurait appartenu, à ce qu’on dit…

Alice lève les yeux vers la vieille femme qui nous surplombe depuis le portrait.

– En fait, la plupart des choses ici lui ont appartenu, à commencer par la maison. On racontait tellement de choses sur ce livre que, quand je l’ai retrouvé, il y a onze jours de ça, j’ai tout de suite voulu l’essayer. Tu promets de ne pas te fâcher, n’est-ce pas ? Regarde la formule que j’ai choisie.

Je pose prudemment les yeux sur une formule complexe, faite d’invocations répétées, de scansions à réciter silencieusement dans sa tête tous les jours, en pensant à la personne désignée. Des scansions de onze minutes chacune, précisément… Sept scansions pour la préparation, trois pour la transformation, une dernière pour le philtre d’amour. Je repense aux sept jours de la semaine dernière, où commencèrent les retards à mon travail, aux trois jours de ma métamorphose et à jeudi, le dernier jour, qui, en fait, n’a rien changé en moi, puisqu’il n’a fait que révéler des sentiments que j’avais toujours eu…

Alice a ses deux bras autour de moi, maintenant, et elle me sert contre elle.

– Tu promets vraiment ? Eh bien, en fait, je t’ai lancé un sort. C’était pour que tu deviennes mon amie idéale…

Je la regarde. Elle n’a tout de même pas pu se montrer si retorse ! Toute à l’innocence de sa petite histoire, elle continue.

– Tu vois, c’est idiot, tous les jours, dans ma tête, je commençais ma récitation à la même heure, en pensant à toi et, bizarrement, ça faisait comme une sorte de somnifère et je revenais à moi une fois la formule achevée, avec en prime un mal de tête abominable ! Le plus étrange, c’est que je continuais à faire des choses, pendant ce temps. Une fois, comme ça, j’ai trouvé ma vaisselle terminée ! À une ou deux reprises, j’ai même lancé mes invocations silencieuses devant toi, et tu ne t’es rendu compte de rien. Sur le coup, je me suis trouvé très maline mais, en fait, je crois que je suis vraiment une pitoyable magicienne, parce qu’à part les migraines, je ne suis arrivée à rien du tout ! Il n’empêche, la nuit où il y a eu les cris, j’ai vraiment eu peur d’avoir fait quelque chose de mal, mais ça n’avait rien à voir de toute évidence, alors j’ai continué le sort. Ce jour-là je l’ai fait en te mettant au lit et je voulais vraiment que ce soit un peu comme une berceuse, pour toi, pour que tu ailles mieux. C’est bête, tout de même… Tous ces jours derniers, je n’ai pas arrêté de chercher des prétextes pour venir te voir, en me disant que c’était pour vérifier si le sort marchait réellement, et, en fait, c’est quand même grâce à ça que j’ai enfin osé franchir le pas.

– En quelque sorte, on peut dire que la magie a fonctionné…

– Tu vois ? Tu te moques… Mais tu as raison. Le plus drôle, c’est que je ne me souviens même plus ce que je voulais changer en toi ! Heureusement, tout ça, c’est des bêtises. Tu es comme tu as toujours été et toute cette cabalistique n’a rien changé du tout. De toute façon, quand quelque chose est parfait, ça ne sert à rien de chercher à l’améliorer…

Elle m’embrasse sur la joue, puis sur la bouche, et ses yeux m’attrapent. Elle a l’air si heureuse ! Sans décrocher mon regard du sien, je referme le livre, bien décidée à l’oublier là. Ma vie est toute entière avec Alice, maintenant, et la puissance contenue dans ces pages ne me serait d’aucune utilité. Alice a raison : quand quelque chose est parfait, cela ne sert à rien de chercher à l’améliorer.



Commentaires

  1. Magnifique vraiment ça fait plaisir d'avoir des histoire heureuse aussi des fois j'aime beaucoup la construction très intimiste du récit bravo!

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    1. Merci ! C'est une histoire que j'ai mis très longtemps à écrire et que j'aime beaucoup, justement pour les raisons que tu évoques.

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