Un roman, bien sûr !

 

 

 L’homme avait un regard perçant. Assis sur sa chaise, les épaules ramassées, il ne se cachait même plus de fixer Valéria. Elle avait l’impression que ces yeux la mettaient à nue, mais c’était dépourvu de vulgarité et Valéria trouvait cela plutôt flatteur, même si elle n’en montrait rien. Pendant que l’homme se concentrait ainsi sur elle, Valéria lisait distraitement l’article de société d’une revue de salle d’attente. Les mots faisaient remonter des souvenirs.

L’article portait sur les génies ayant sombré dans la folie, tel ce prix Nobel d’économie schizophrène dont la vie avait inspiré un film, ou Maupassant mourant à l’asile, ce genre de choses. Valéria s’en fichait un peu de ces vieilles histoires. En fait, elle n’avait pas dépassé le paragraphe d’introduction, qui évoquait un cas récent, un professeur célèbre qui venait de se faire sauter avec son laboratoire. L’homme prétendait avoir découvert un procédé de modification plastique révolutionnaire, sauf qu’il ne parvenait pas à en montrer la moindre preuve. Ses machines bizarres et inutiles avaient juste fait rire le monde de la recherche et l’homme, enragé sur la fin, avait passé ses derniers mois à envoyer à toutes les revues scientifiques des articles sans queue ni tête, que les éditeurs ne prenaient même plus la peine de lire avant de refuser. Ce pauvre homme devenu dément, qui avait pourtant une longue carrière derrière lui, avait finalement choisi d’en finir.

Valéria ajusta sa robe sur son épaule. L’homme assis devant elle suivit son geste, à l’affût d’une invite, et cela rendit pendant quelques instants ses yeux encore un peu plus troublants. Il se détourna finalement, gêné d’avoir été surpris par Valéria qui se contenta de sourire. Les yeux de la jeune femme reprirent la contemplation immobile des mots qu’elle n’essayait même plus de lire.

C’était il y a trois ans maintenant, qu’elle avait vu le professeur pour la dernière fois. C’était à la grille d’entrée du laboratoire, il portait les affaires de Valéria et elle avait bien senti qu’il était pressé de les lui donner pour la voir disparaître enfin. Il avait profité de ses relations pour qu’on accorde à Valéria une identité conforme à son nouveau corps et il estimait que ça les rendait quittes. Valéria s’était souvent demandé pourquoi il s’était montré si brusque avec elle. Sans doute par honte. Le professeur était si perfectionniste que cet accident survenu dans son laboratoire devait lui être insupportable. Il voulait tellement tout contrôler, toujours, jusque dans les moindres détails… Rétrospectivement, Valéria imaginait sans peine l’atroce sentiment de frustration qui avait dû saisir le professeur après son départ, quand le grand savant s’était rendu compte qu’il ne parvenait pas à reproduire, sans même parler de contrôler, les mécanismes qui avaient provoqué l’accident. Cela n’avait été qu’un moment de hasard en somme, et le secret en était maintenant perdu à jamais. Valéria, qui n’était pas encore Valéria à cet instant, avait pris la décharge de plein fouet. À cette époque, elle s’appelait David et c’était l’assistant du professeur. Le bouleversement corporel avait pris quelques semaines ensuite, pour que son corps d’homme laisse finalement la place à une parfaite chair de femme. Le professeur avait tout fait pour que cela reste secret. Il ne voulait pas de tache dans sa réputation. Valéria, bien obligée, avait poursuivi sa vie et elle n’avait plus eu de nouvelles jusqu’à aujourd’hui.

L’homme en face d’elle jouait maintenant nerveusement avec ses mains. Valéria savait qu’il était en train d’essayer de trouver un moyen de l’aborder et cette idée ne lui déplaisait pas. Il était un peu timide, visiblement, et elle trouvait ça mignon. La porte s’ouvrit à cet instant et le directeur de publication invita Valéria à entrer. Jetant négligemment la revue sur la table basse, elle eut un petit sourire vers l’homme qui la regardait s’en aller, comme pour lui dire « une autre fois, peut-être ».

Revenu derrière son bureau, le directeur de publication se passa la main sur la joue, un peu gêné.

– Votre dernier manuscrit est bon, ce n’est pas le souci, mais il y a tout de même quelque chose qui me chiffonne avec votre style. Vous avez écrit ça comme si cette histoire absurde de transformation en femme était une autobiographie. Pourtant, n’est-ce pas, nous sommes d’accord que c’est un roman…

Valéria cacha son joli rire derrière ses doigts fins, et répondit d’un ton léger :

– Un roman, oui. Bien sûr !

 

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