NOÉMIE, SAYA, MARIKO

 






Une fois la classe terminée, Noémie se massa le dos. Ces longues stations devant le tableau fatiguaient la vieille institutrice. Elle avait l’âge où d’autres sont en retraite et continuait malgré tout son travail. Ce n’était pas une question d’argent, mais plutôt de conviction. Elle travaillait dans une petite école primaire confessionnelle, catholique de tendance traditionaliste, et il était de bon ton ici d’en donner plus que nécessaire. On ne faisait pas seulement la classe, en quelque sorte on servait une cause ! Pendant des années, Noémie y avait cru, puis elle s’était peu à peu rendue compte que ces gens qu’elle côtoyait, les autres professeurs, le directeur, les parents d’élèves, tous si propre et si soignés, passaient en réalité plus de temps à chercher le diable dans le monde que Dieu dans le ciel. Exception faite de Géraldine, bien entendu. Géraldine, c’était l’amie d’enfance de Noémie. Les deux femmes avaient pratiquement tout fait ensemble, dans leur vie. Liées depuis leurs jeux de petites filles, elles étaient toutes deux devenues institutrices et travaillaient dans la même école. Ne s’étant mariées ni l’une, ni l’autre, elles avaient fini par partager ensemble un des logements de fonction de l’école. C’étaient maintenant deux vieilles filles sans histoires, grisâtres, gentilles, à qui personne ne prêtait trop d’attention. Pourtant, Noémie avait gardé de son jeune âge une passion secrète pour la science. Géraldine se couchant tôt, Noémie en profitait tous les soirs pour poursuivre ses travaux, dans la chambre de l’appartement qu’elle s’était réservé à cet usage. Elle avait un vieux projet, un vieux rêve serait plus exact, qui datait de ses premières années comme enseignante : trouver un philtre qui développe l’intelligence et la curiosité. Elle rêvait de pouvoir donner à tous ses enfants – car les élèves qui s’étaient succèdes dans sa classe étaient un peu comme ses enfants, pour elle qui n’en n’avait jamais eu – elle voulait leur donner la meilleure des chances, en leur donnant un esprit fait pour découvrir le monde. Souvent, Noémie regrettait son choix. Si elle avait eu plus de jugeote, elle aurait cherché un philtre pour éliminer la méchanceté du cœur. Cela aurait tout de même été plus utile ! Mais, de toute façon, cela ne changeait rien. Noémie, qui n’avait pas de grandes connaissances théoriques, n’avait jamais réussi à seulement approcher d’une solution. Elle continuait néanmoins, plus par habitude que mue par un véritable espoir.

Ce soir-là, elle travailla si tard qu’elle ne rejoignit même pas son lit. Sa tête plongea sur le bureau et elle s’endormit là, sans même s’en rendre compte. Elle fut réveillée par Géraldine, toquant à la porte.

– Noémie, voyons, tu vas être en retard ! Tu vas bien ?

Noémie se secoua alors que Géraldine entrait, inquiète.

– Alors, qu’est-ce qui t’arrive ? Oh, je vois que tu as enfin abouti à quelque chose…

Géraldine regardait, sur le bureau, un grand tube à essai remplit d’un liquide gris parcouru de reflet dorés et traversé de lents éclairs de lumière qui faisaient briller le verre à intervalle régulier.

– Dis-donc, c’est impressionnant… et ça marche ?

Noémie resta interdite quelques instants. Elle ne se rappelait pas du tout avoir fabriqué cela, avant de s’endormir. Pourtant…

– En fait, je n’en sais rien !


Le lendemain soir, Noémie décida de franchir le pas. Après tout, elle n’avait pas grand-chose à perdre. Sa vie ne manquerait à personne, à part à Géraldine bien entendu, mais celle-ci savait à quel point ces choses comptaient pour Noémie et, lorsque celle-ci lui avait parlé de son projet lors du repas, Géraldine lui avait apporté son plein soutient. Impossible d’essayer le produit sur quelqu’un, Noémie n’en savait pas assez sur ses effets. Il fallait donc que ce soit elle qui l’expérimente. Elle avala la moitié du contenu du tube. Le produit avait un gout de fer et, pendant un instant, Noémie eu l’impression d’avoir rempli son estomac d’acide, tant la brulure fut intense ! Mais cela se clama presque instantanément, et Noémie ne ressentit plus rien. Elle se regarda dans la glace. Elle avait l’air en bonne santé, c’était déjà ça. Quant à son esprit… elle ne remarquait aucun changement.

C’est au milieu de la matinée suivante que le premier effet se fit sentir. Noémie eu une violente migraine pendant le cours de mathématique, au point qu’elle eut l’impression que son cerveau plongeait dans la brume. Elle ne se rendait plus vraiment compte de ce qu’elle faisait et décida de s’asseoir un peu, après avoir marqué l’exercice au tableau. « Allez-y, résolvez-moi ça, nous reprendrons ensuite ». Noémie, la main sur ses yeux, s’étaient attendue à entendre le bruissement des corps se penchant tous ensemble sur les pupitres, mais le silence fut absolu. Noémie rouvrit les yeux et regarda ses élèves qui restaient complètement immobiles, fixant le tableau d’un air idiot.

– Eh bien, qu’est-ce qui vous arrive ? Ce n’est pourtant pas si compliqué, il s’agit juste de... Noémie arrêta sa phrase. Elle venait de lire ce qu’elle avait marqué au tableau : c’était une équation du troisième degré !

Noémie n’en parla à personne. Elle effaça l’exercice et veilla pour le reste de la journée à se comporter comme l’institutrice ordinaire qu’elle avait toujours été. Le soir, elle n’osa même pas en parler à Géraldine. Elle n’était certaine de rien, après tout, et son amie avait d’autres soucis en tête. Géraldine venait d’apprendre que sa sœur était fort malade, sans grand espoir de se rétablir, et elle avait convenu avec l’école de partir lui rendre une dernière visite. Elle allait s’absenter au moins une semaine. Il serait toujours temps de l’informer à son retour, si le succès de Noémie se confirmait. Une fois Géraldine dans le bus, Noémie, qui l’avait accompagnée, passa devant une vitrine et se regarda. Elle se trouvait changée. Comme… En fait, comme si elle était plus jeune ! Cela resta une impression diffuse jusqu’au lendemain. Cette fois, ce furent ses collègues qui alertèrent Noémie, par leurs regards insistants et leur mines inquisitrices. Noémie ne compris qu’une fois devant le miroir des toilettes : elle changeait de traits ! Elle rajeunissait vraiment, mais pas seulement, elle changeait de visage aussi. Elle courut voir son directeur et, le nez au sol pour qu’il ne remarque pas sa transformation, elle lui annonça qu’elle était souffrante et qu’elle serait absente pour quelques jours.

Elle passa la soirée à revoir ses notes et ce fut un travail étonnamment facile. Noémie était plus vive et plus rapide, les idées s’enchainaient pour elle avec une aisance déroutante et elle avait aussi une mémoire incroyablement plus développée. Des choses qu’elle croyait avoir totalement oubliées lui revenaient en tête, précises jusque dans les moindres détails, et elle était par exemple capable de citer des passages entiers de livres lus il y a des années ! C’est de cette manière qu’elle avait pu inscrire cet exercice au tableau. Il s’agissait en fait d’un ouvrage de mathématiques quelle avait feuilleté durant ses études, auquel elle n’avait rien compris à l’époque, et qui désormais était pour elle d’une simplicité enfantine. Il ne lui fallut que quelques heures pour faire le tour du problème : ses recherches étaient une impasse, elles ne pouvaient déboucher sur rien ! Mais alors, d’où venait ce produit ? Et de quoi était-il réellement fait ? Noémie se leva et sortit le tube à essai de son armoire. Malheureusement, elle le trouva complètement vide ! Les parois étaient sèches et il n’y avait plus rien à prélever… Sans doute le produit s’était-il évaporé. Noémie s’en voulait terriblement ! Si elle avait été moins idiote et moins impatiente, c’est par l’analyse qu’elle aurait commencé, au lieu de se précipiter stupidement pour faire le test sur elle ! C’était égal, Noémie n’avait maintenant aucun moyen de savoir ce qu’elle avait ingurgité, ni de contrôler ce qui était en train de lui arriver…

Le lendemain, elle se décida à aller voir son directeur, et à tout lui raconter. Elle avait dans son visage encore assez de Noémie pour qu’on la reconnaisse, et bien assez de changement pour qu’on croit à son histoire. Le directeur demanda à voir l’atelier de Noémie et, devant les fioles et les piles de papiers, il resta longuement silencieux, puis tourna brusquement les talons, quittant vivement la pièce. Noémie resta là, désemparée, sans comprendre. Quelques heures plus tard, on frappa à sa porte. C’était le directeur, revenu avec l’abbé et le président de l’association qui gérait l’école. Les deux hommes laissèrent parler l’abbé, qui demanda des explications à Noémie. Il avait l’air beaucoup moins bienveillant que d’habitude.

– Vous n’avez pas été raisonnable, Noémie, avec vos folles recherches ! Dites-vous bien que ce qui vous arrive est la juste punition de votre orgueil !

En d’autres temps, Noémie aurait baissé la tête, mais quelque chose en elle avait changé. Elle se sentait une force de caractère qu’elle n’avait jamais eu.

– Enfin, mon père, je n’ai cherché qu’à aider nos enfants…

– Ne discutez pas ! Il va falloir faire repentance et, pour commencer, nous allons nous débarrasser de tout ça !

– Mais… mais enfin, non !

Les trois hommes n’écoutèrent même pas Noémie. Le président la pris par les épaules et la fit sortir du petit appartement, pendant que l’abbé et le directeur ramassaient tous ses travaux. L’appartement de Noémie étant la propriété de l’école, ils se croyaient autorisés à disposer ainsi de ses affaires ! Noémie se débattit un peu, au début, puis elle les laissa agir à leur guise. Le président accompagna ensuite la vieille dame dans une petite pièce qui servait de débarras, au fond de l’école, et, à sa grande surprise, il ferma la porte derrière lui, la bouclant là ! On la laissa ainsi enfermée trois jours. Sans doute que des autorités ecclésiastiques plus élevée étaient discrètement consultées pendant ce temps. Dans cette mouvance de l’église, on avait l’habitude de s’adresser aux bonnes personnes, afin d’avoir les bonnes réponses et la frange plus progressiste de l’épiscopat était tout simplement ignorée ! Trois fois par jour, une collègue de Noémie lui apportait à manger et l’accompagnait aux toilettes. Pendant ces moments de liberté, Noémie n’essayait même pas de s’enfuir. Elle connaissait ces gens et savait qu’elle n’avait pas grand-chose à craindre d’eux. Une fois ramenée dans sa petite prison improvisée, l’abbé venait la voir et la sermonnait pour qu’elle abjure ses invraisemblables prétentions, mais Noémie restait ferme. Le reste du temps, seule et sans distraction, Noémie laissait vagabonder son esprit. Avec l’intelligence lumineuse qui était maintenant la sienne, elle ne s’ennuyait pas une seconde. Souvent, aussi, elle se regardait. On ne lui avait pas laissé beaucoup d’affaire, mais on lui avait tout de même ostensiblement donné un miroir, afin qu’elle puisse à chaque moment constater la progression de sa métamorphose. On espérait ainsi la pousse à craquer. Pourtant, c’est tout le contraire qui se produisait. Plus elle voyait ses nouveaux traits dans le miroir, plus Noémie se sentait forte ! Ils croyaient tous voir le diable dans ce nouveau visage, alors que Noémie avait déjà compris que c’était tout le contraire…





Petite fille, Noémie avait reçu un livre d’image sur le japon médiéval et elle avait passé des heures à le feuilleter, rêvant sur ces pages, s’évadant grâce aux dessins de sa petite existence froissée de fillette mal aimée. Elle se rappelait les longues heures passées en compagnie des délicates princesses extrême-orientales, qui laissaient filer autour de leurs bras gracieux d’interminables manches de soie, leur corps serré dans des robes droites décorées de grandes fleurs, la taille tenue par leurs larges ceintures en tissu, portant aux pieds leurs sandales de bois. Elles étaient si belles, surtout avec leurs chevelures savamment rassemblées en chignon multiples tenus par des épingles, laissant des traines de cheveux fins flotter autour d’elles ! Noémie rêvait, avec toute la force de son jeune âge, de prendre place parmi elles, superbe jeune fille, plus brillante que tous les garçons, parlant la langue des éthers, loin de la grossièreté de monde, une langue de pureté et d’élégance, que nul ne pourrait jamais comprendre, à part ses sœurs.

En se regardant dans le petit miroir, Noémie avait retrouvé les princesses de son enfance, elle retrouvait leurs traits, elle les retrouvait en elle ! Elle avait considérablement rajeuni, âgée désormais d’une fraiche vingtaine d’années, et ses cheveux clairs et court avaient laissé la place au long rideau sombre d’une chevelure de jais, droite et fine. Ses grands yeux clairs qui avaient tant affolé les garçons dans jeunesse étaient maintenant bridés aux extrémités, noirs de mystère et brillants de vie ! Son visage rectangulaire avait désormais une jolie forme en triangle, avec une petite bouche purpurine surmontant un petit menton sérieux.

– Mais ? Tu es une asiatique !

Le neveu de Noémie la regardait fixement. Si l’abbé et l’évêque ne lui avait certifié l’histoire, jamais il n’aurait accepté de reconnaître sa vieille tante éloignée dans cette jeune beauté d’orient ! Surtout que le visage n’était pas la seule partie de Noémie à avoir changé. Elle était maintenant beaucoup plus petite, ne dépassant pas 1 mètre 40, et ses formes étaient vraiment pulpeuses. Noémie s’était demandé pourquoi elle n’avait pas un corps plus en rapport avec la finesse gracile de ses modèles. Se souvenant de ses rêves de fillette, elle en avait déduit que c’était sans doute pour ressembler à sa mère, la seule femme de la famille dotée de ce genre de rondeurs. Petite fille, Noémie admirait vraiment la force maternelle, cette énergie sévère qui se dégageait de la petite femme qui menait à la baguette ses nombreux et turbulents enfants. Noémie s’en faisait toute sage, juste pour ne pas donner de soucis supplémentaires à sa maman mais, malgré cela, sa mère ne semblait jamais éprouver le besoin d’accorder son attention à cette petite fille grande et maigre qui paraissait toujours s’excuser d’être de trop.

– Tu dois reconnaître tes péchés, tatie. C’est pour ton bien tu sais.

– Il n’est pas question que je reconnaisse quoi que ce soit.

En parlant à son neveu, Noémie avait l’assurance de la vieille dame, l’assurance de l’institutrice, et c’était un peu étrange de voir la douce jeunette qu’elle était devenue en imposer autant. L’homme, qui avait à peine dépassé la quarantaine, haussa les épaules.

– Dieu nous juge, n’oublie pas ça… En attendant, tu ne peux pas rester ici. Tiens, j’ai pu te faire faire des papiers de réfugiée. Ça te permettra de chercher un emploi et de ne pas être embêtée.

Noémie lu sur la petite carte rectangulaire le prénom qu’on lui avait choisi : Saya. Elle était censée venir de Birmanie. Noémie était bien certaine que « Saya » n’était pas un prénom Birman mais son neveu qui avait si bien réussi, jusqu’à devenir sous-préfet, n’avait de toute façon jamais été très fort en géographie.

– Je suis navré, tatie mais tant que les choses sont ainsi, évite d’essayer de revoir notre famille… Tu comprends, tu as fait ton choix !

Saya regarda l’homme qu’elle avait vu bébé, qu’elle avait connu enfant, plus vieux qu’elle à présent, et elle ne vit que de la dureté dans son regard, la dureté fermée de la haine. Ainsi, après toute une vie, Noémie ne comptait donc pas plus que cela, pour tous ces gens ? Ils se contentaient seulement de se débarrasser d’elle ? Elle eut soudain grande pitié d’eux.

– Je voudrais tout de même qu’on m’autorise à parler à Géraldine.

– Elle n’est pas encore revenue de sa visite familiale et c’est très bien comme ça. Tu ne ferais que lui attirer des ennuis.

Saya savait qu’il disait vrai. Elle voyait bien maintenant que les personnes de son milieu passaient seulement leur vie à excommunier, à chasser de leur monde tout ce qui n’étaient pas comme eux. Revoir Géraldine placerait celle-ci dans l’alternative impossible de choisir entre son amitié pour Noémie et son travail, toutes ses connaissances, toute sa famille… Elle ne pouvait pas lui faire ça !


On avait laissé les économies de Noémie à la jeune Saya et celle-ci prit quelque temps pour s’habituer à sa nouvelle existence. Elle avait décidé de se plaire, et d’aimer vivre, enfin ! Elle était désormais la princesse de son rêve et elle comptait bien en profiter !

Tout d’abord, l’apparence rébarbative de l’institutrice devait laisser place à la coquetterie naturelle d’une jeune fille. Au début, Saya se força un peu mais, bien vite, cela lui vint naturellement. Elle aimait porter des vêtements qui la mettaient bien en valeur, soulignant ses appâts jeunes et fermes, elle aimait se maquiller et porter des bijoux mais, ce qu’elle aimait par-dessus tout, c’était les chaussures. Saya profitait de sa petite taille pour porter des talons très haut et elle adorait les sensations que cela créait dans son corps. Les pieds à la verticale, presque comme une danseuse classique faisant des pointes, elle sentait ses muscles se serrer et son corps entier s’allonger et se tendre. Toute sa silhouette se cambrait et s’affermissait ; ses formes en étaient plus saillantes, ses courbes plus affirmées et sa démarche en était plus élégante, lui donnant de petits pas claquant comme des bondissements d’oiseau. Il y avait aussi la douleur, bien entendu, surtout à la fin de la journée, mais Saya s’était vite habituée et ce n’était pas bien grave. Perchée ainsi, elle se sentait vraiment femme, elle se sentait sûre d’elle-même et confiante.

Le plus surprenant, peut-être, c’est que Saya ne faisait rien de tout cela pour séduire les hommes. Ils appréciaient, c’est entendu, et Saya savait recevoir leur intérêt comme autant d’hommages rendus à sa beauté mais, sorti de ça, ils ne l’intéressaient absolument pas. En fait, Saya n’avaient pas besoin d’eux, pas plus dans cette vie que dans l’autre. C’était même plus que cela. Elle avait depuis toute jeune une véritable répugnance pour les hommes, corporellement s’entend et, bien avant l’adolescence, elle avait su d’instinct qu’elle n’était pas faite pour être leur compagne. Sa nouvelle existence n’avait rien changé, sur ce plan. Cependant, malgré son indifférence et comme la réciproque n’était pas vraie, Saya était souvent ennuyée. Les regards prédateurs s’accrochaient sur elle, les audacieux se permettaient la drague, et parfois il y avait même des sifflets. Heureusement, cela n’avait jamais été plus loin et, sauf quand ces ennuyeux s’invitaient dans son existence, Saya se sentait parfaitement heureuse. Presque heureuse, plus exactement, car il manquait tout de même Géraldine pour partager ce bonheur.


Après quelques jours à installer sa nouvelle vie, Saya trouva qu’il était temps de passer aux choses sérieuses. Forte de son intelligence supérieure, elle se dit qu’il ne lui serait pas bien difficile de se faire une place dans le milieu scientifique qui l’avait toujours tellement passionnée.

– Oinh jah raliv okaminha Jahurin…

– Pardon ?

La réceptionniste regarda Saya en écarquillant les yeux ! Celle-ci n’était pas moins surprise. Elle réalisa que, depuis son départ de l’école, elle n’avait pratiquement adressé la parole à personne. C’est vrai que, dans la rue, elle avait plusieurs fois trouvé que les gens autour d’elle s’exprimaient dans une langue étrange, de plus en plus en fait, mais elle avait attribué ça à la fatigue provoquée par les chamboulements de sa vie. Alors qu’en réalité, la métamorphose continuait et son esprit avait poursuivi son évolution ! Saya mobilisa tous ses souvenirs pour essayer de reprendre sa phrase dans une langue compréhensible.

– Je… Voir… Jahurin

Rien, presque rien, plus un mot de sa langue natale !

– La professeur Jarini ? C’est à quel propos mademoiselle ?

– Je… projet… beaucoup…

La réceptionniste leva les yeux au ciel, puis baissa le regard vers le généreux décolleté de Saya. Visiblement, cela parlait pour ses projets…

– Vous êtes étudiante ici, mademoiselle ?

Saya n’insista pas, c’était inutile. Elle courut jusqu’à la bibliothèque universitaire et écuma tous les dictionnaires de langue qu’elle put trouver. Rien, pas un mot de ne lui semblait réellement familier ! Elle ne parlait pas japonais, ni birman bien entendu, ni aucune des autres langues dont il y avait trace ici, ce qui faisait tout de même quelques milliers ! La pauvre Saya était devant tous ces livres, et elle pouvait tous les lire et les comprendre, mais elle était incapable de s’exprimer dans une langue que les autres comprendraient ! Elle entendait les gens autour d’elle, elle déchiffrait ce qu’ils disaient, comme un étranger déchiffre ce que disent les naturels de l’endroit, mais elle ne pouvait pas s’adresser à eux ! Elle essaya d’écrire mais, à part dans son sabir, rien ne venait non plus. Même la langue des sourds-muets lui résista. Au moment de signer, son esprit se bloquait et elle ne savait plus rien ! Saya se rappela son rêve de petite fille, une langue de pureté et d’élégance, que nul ne pourrait comprendre, à part ses sœurs… Et ses sœurs avaient bien des chances d’être des princesses du Japon médiéval disparues depuis des siècles !


Saya devait construire sa vie avec à peine 300 mots de vocabulaire péniblement articulés. Et encore, se disait-elle, elle avait au moins la chance d’avoir ceux-là ! Sans doute ses premiers mots appris, si profondément enfouis en elle qu’ils n’avaient pu disparaître. Quoi qu’il en soit, pour Saya, la question du métier qu’elle pourrait occuper devenait préoccupante. Il fallait quelque chose où elle n’ait jamais à s’exprimer et, dans notre monde, ce n’est pas si courant. Impossible d’être en contact avec du public, impossible de s’adresser à ses collègues, impossible d’écrire, impossible… Bref, tout semblait impossible ! Heureusement, une des passions inassouvies de Saya, c’était la peinture. Être une artiste pouvait lui donner un moyen de subsistance, sans l’obliger à communiquer plus qu’il ne faut. Elle se lança dans les aquarelles et les encres et obtint de fort jolis résultats. Seulement, le talent ne sert pas à grand-chose si l’on n’a pas de débouché pour atteindre le public. Saya n’ignorait pas qu’il faut parfois des années pour lancer une carrière ! D’ici là, il faudrait trouver quelque chose…

Saya voyait venir le moment où elle allait devoir travailler comme ouvrière ou femme de ménage. Elle n’avait aucune honte à accomplir un métier manuel, mais la dureté du travail la répugnait tout de même. Pour se distraire de ses soucis, le soir, chez elle, elle écrivait dans sa langue inconnue. Elle rédigea des poésies splendides, d’une finesse incomparable, mais qu’elle était seule à pouvoir lire. Elle revint aux sciences et lu tant qu’elle put, apprenant tout et comprenant encore plus, sans malheureusement pouvoir en faire profiter personne.

Les économies de Noémie arrivant dangereusement à leur fin, Saya se résigna finalement à aller chercher du travail dans les usines, mais quelque chose en chemin attira son attention…






Dans la salle d’attente, Saya pris place en face d’une autre femme. Il n’y avait personne d’autre, le guichet de l’accueil étant provisoirement déserté. Sans doute que l’hôtesse était en pause. La femme en face de Saya lui ressemblait un peu. Pas très grande, joliment formée, asiatique à la peau très claire, avec cependant un air plus innocent que Saya, plus enfantin peut-être. Sa présence rassurait Saya. Elle s’était trouvée un peu bête, en entrant dans cette agence de mannequin. C’est vrai, elle n’avait absolument pas le physique longiligne des grandes pouliches de défilé, elle était bien trop petite et n’entrait dans aucun des critères anorexiques des grands couturiers. Pourtant, sa taille était fine et, malgré qu’elle soit petite, Saya était bien proportionnée. Le monde des modèles ne se limite pas aux filles de mode, après tout. Saya n’avait pas de quoi faire rêver les femmes, c’est vrai, ou plus exactement elle n’avait pas de quoi les faire culpabiliser pour les pousser à consommer d’avantage, mais elle avait eu de nombreuses fois la preuve qu’elle intéressait les hommes. Elle n’allait pas devenir modèle de charme pour autant, bien entendu, mais elle estimait qu’il devait y avoir de quoi se faire une petite place et que ça valait la peine d’essayer.

La femme en face d’elle avait l’air un peu perdu. Pourtant, Saya devinait que ce n’était pas sa première visite. Elle ne laissait pas son regard trainer autour d’elle, avec ce mélange de curiosité et d’inquiétude des gens qui découvrent un nouveau lieu, elle se contentait de rester assise, un peu renfermée, son grand sac à main posé sur ses genoux, comme pour se protéger, gardant ses yeux baissés, comme pour être certaine de ne pas attirer l’attention plus qu’il ne faut. Saya lui fit un petit sourire. L’autre releva les yeux et répondit par un timide geste de la main.

– Tu… ici … travail ?

L’autre hocha vigoureusement la tête.

– Tu… attendre… chercher ?

Sans avoir bien compris la réponse de l’autre, Saya acquiesça. Au moins, elle avait trouvé quelqu’un qui avait autant de mal qu’elle avec la langue.

– Je pas… travail… ailleurs…

L’autre montra sa poitrine et hocha la tête. Saya essaya de lui demander quel genre de travail elle faisait ici, mais elle n’avait pas les mots pour cela et, tout à son effort, la phrase sortit finalement dans sa langue secrète.

– Zokah hoc védum ?

– A… Ayichi ko !

Ce qui voulait dire : « je vous comprend ! »

Comme un barrage qui cède, la parole se libéra chez les deux femmes. Elles se mirent à parler de tout, de rien, d’elles et du reste, s’écoutant avec délice et se répondant de même. Enfin, elles retrouvaient un contact humain ! Finalement, Saya demanda à cette inconnue d’où elle venait, et elle comptait tout de suite après lui demander comment elle connaissait cette langue. Mais, à la première question, la jeune femme baissa la tête. Pour la rassurer et renouer le fil de la conversation brutalement interrompu, Saya lui demanda comment elle s’appelait.

– Mariko. Je… Je m’excuse de ne pas pouvoir vous répondre, mais mon histoire est compliquée, et vous auriez bien des chances de me prendre pour une folle si je vous la racontais.

– Je vous rassure, c’est aussi mon cas. Et si nous nous lancions toutes les deux ? L’une commence, l’autre reprend, et nous dévoilons chacune nos petits secrets au fur et à mesure. C’est comme un échange, en somme.

L’autre quitta son air d’animal apeuré et retrouva son sourire.

– C’est une bonne idée ! Puis-je… vous laisser commencer ?

– Bien entendu. Voilà, j’étais institutrice.

– Ça alors ! Moi aussi !

Saya s’arrêta net et regarda Mariko. Elle ouvrit la bouche, lentement, craignant de trop en dire, mais la jeune femme la devança.

– Noémie ?

– Géraldine ?


Les deux amies avaient trop à se dire pour rester là. Alors qu’elles marchaient côte à côte, Géraldine finit par avouer qu’elle n’avait pas résisté à l’envie de tester elle aussi ce produit fascinant. En cachette de son amie, elle avait bu la seconde moitié du philtre mystérieux.

– Mais comment se fait-il que nous nous ressemblions tellement ! Je pensais que je m’étais transformée ainsi à cause du vieux livre sur le Japon, tu te rappelles ?

– Bien entendu ! Mais tu sais, ton livre d’image, nous le regardions toutes les deux ensembles, la plupart du temps, et tu as toujours eu le chic pour me faire partager tes rêves. Sans doute que, moi aussi, j’ai fini par m’imaginer en princesse du soleil levant. Bref, une fois la transformation commencée, je me suis affolée. Je suis revenue te voir mais on m’a dit que tu étais partie et on s’est arrangé pour que je ne mette plus les pieds à l’école.

– Quand je pense qu’à ce moment-là, j’étais enfermée là-bas.

– Je sentais bien qu’ils me mentaient, mais je ne pouvais rien faire. Personne ne voulait me donner d’information. Ils me parlaient tous de repentir et de péché à expier… Finalement, j’ai quitté une bonne fois pour toute ces hypocrites et j’ai décidé de vivre ma vie. Je n’ai pas trop mal réussi, tu sais. Je fais quelques pubs et je pose comme modèle pour des peintres, ça me rapporte assez et, au moins, personne ne me demande d’ouvrir la bouche !

Les deux femmes avaient rejoint les quais et se tenaient la main. Le geste leur était venu spontanément, sans qu’elles y prennent garde. Saya releva la main de son amie et l’embrassa.

– Maintenant, nous sommes réunies.

Le contact de la peau troubla Saya autant que le contact des lèvres troubla Mariko. La bouche se reposa doucement sur le dos de la main, puis descendit au poignet. Mariko approcha son visage, les lèvres entrouvertes. Saya déposa un baiser dessus, puis s’écarta un peu.

– Tout ce temps… et nous n’avions pas réalisé !

Mariko avait des larmes dans les yeux, et tout à la fois un sourire aux lèvres.

– C’est fou, tout de même ! Alors nous sommes… lesbiennes ?

Saya haussa les épaules. Qu’importe les mots, après tout, elles étaient l’une à l’autre.

Elles rentrèrent à l’appartement de Saya en courant comme deux collégiennes. Après toutes ces années, l’impatience les essoufflait soudain et elles avaient faim du corps de l’autre. Les bouches goutèrent les peaux, les joues, les cous, les épaules. Puis les mains dégagèrent les poitrines et levèrent les masses pour y déposer des baisers, avant de téter et de mordiller. Les doigts glissèrent entre les cuisses, à la découverte des moiteurs intimes. Les clitoris se gonflèrent, se dégageant lentement de leur capuchon de chair, petites excroissances tendres offertes au plaisir. Les corps se mirent tête-bêche et chacune explora l’autre, affamée de la voir jouir. Elles se donnèrent aux plaisirs et, le moment venu, elles s’échangèrent leurs orgasmes. Ce furent des cris de liberté autant que d’extases, des cris d’affranchies qui ronflèrent dans les poitrines avant de franchir les gorges, pour exploser hors des lèvres. Enfin, elles étaient elles-mêmes !


Les deux jeunes femmes résistaient au sommeil, pour faire durer la magie de l’instant. Le plafond au-dessus du lit prenait une teinte de soleil couchant, à cause du lampadaire situé à quelques mètres de la fenêtre. Cette couleur orangée, étale, constante, avait quelque chose de rassurant. Saya et Mariko savait que, demain, elles devraient affronter le monde, ce monde qui ne les comprendrait jamais. Elles seraient toujours deux étoiles filantes jetées dans un ciel immobile, trop intelligentes, trop vives, trop différentes pour qu’on les comprenne. Qu’importe, elles trouveraient bien le moyen de s’en accommoder. Elles étaient ensembles.










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